décembre 2021

Arrivée du courant 60 cycles à Rouyn-Noranda - 22 février 1965

Par Mario Robitaille

L'électricité à Rouyn-Noranda, des débuts héroïques

L'alimentation électrique de Rouyn-Noranda débuta par l'annonce dans la Gazette de Nord du 30 avril 1926 d'une entente commerciale entre la compagnie Northern Canada Power et Noranda Mines Limited. Dès cette annonce, la Northern Canada Power pouvait débuter la construction d'une ligne de transport d'électricité à 110 kV entre le poste de transformation de la Horne, et la centrale de Rapides-des-Quinze, située sur la rivière des Outaouais en aval du barrage des Quinze à Angliers au Témiscamingue. Cette centrale alimentait déjà depuis 1924 en courant 25 cycles le site minier et le village de Porcupine en Ontario, qui deviendra plus tard Timmins.

La centrale hydroélectrique de Rapides-des-Quinze vers le milieu des années 1920. Société d’histoire du Témiscamingue.

Le courant à 25 cycles était privilégié par les compagnies minières car il était considéré plus efficace pour alimenter les gros moteurs des mines. C'est dans cette optique que le courant 25 cycles fut choisi pour les installations de la fonderie Horne. Ainsi, le 24 décembre 1926, la première lumière de rue fut alimentée en grande pompe lors d'une cérémonie protocolaire avec la présence du curé du village de Rouyn, Albert Pelletier, et les notables des villes sœurs. Le courant 25 cycles donnait un éclairage sautillant qui était loin d'être parfait pour les besoins des clients résidentielles mais, comme on le disait à l'époque : « c'était mieux que rien ». C'était un grand pas vers la modernité.

Cérémonie marquant l’installation de la première lumière d’éclairage public au coin de l’avenue Principale et de la rue Gamble à Rouyn, 24 décembre 1926. Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Rouyn-Noranda.
Une population insuffisante pour amener des changements

En 1928, la compagnie Northern Quebec Power, filiale québécoise de la Northern Canada Power, prit la relève sur le territoire abitibien et ajouta deux nouvelles turbines à la centrale de Rapides-des Quinze pour satisfaire le besoin énergétique de mine Horne et des autres sites miniers de la région de Rouyn. La Northern Quebec Power prolongea par la suite son réseau électrique à 25 cycles jusqu'à Cadillac, Malartic et Val-d'Or. De leurs côtés, les villes de La Sarre et d'Amos et les petites municipalités situées le long du chemin de fer Transcontinental bénéficiaient du courant 60 cycles. Toutefois, la production était très limitée et fournie par seulement deux petites centrales de la compagnie La Sarre Power établies sur la rivière La Sarre.

La Northern Québec Power étend son réseau à quelques zones rurales à proximité de son réseau principal, mais la compagnie ne voit pas la rentabilité de le prolonger vers les zones rurales plus éloignées. Elle évalue que, pour être rentable, il faut au moins douze clients au mille de ligne. La densité de population étant trop faible, la plupart des paroisses rurales du Témiscamingue et de l'Abitibi demeure à l'écart de la modernité. En 1938, moins de 15% de zones rurales de la région sont électrifiées.

Le projet d'électrification rurale du gouvernement Duplessis

1939 marque le début la construction de la centrale de Rapide-7 sur la rivière des Outaouais. C'est la Régie provinciale de l'électricité (qui deviendra éventuellement Hydro-Québec en 1944) qui est maitre d'œuvre de ces travaux. Cette centrale est mise en production en 1941, ce qui permet de régler temporairement la problématique du manque de puissance du réseau 25 cycles. La Northern Quebec Power achète toute l'énergie produite par la centrale de Rapide-7 pour la revendre ensuite aux mines et aux villes minières. Par contre, le secteur rural abitibien est encore laissé pour compte.

La centrale hydroélectrique de Rapide-7 en 1945. Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Rouyn-Noranda.

Le 24 mai 1945, le premier ministre de l'époque, Maurice Duplessis, fait adopter la Loi pour favoriser l'électrification rurale et crée l'Office d'électrification rurale. Par ce geste, le gouvernement Duplessis préfère laisser aux communautés locales, plutôt qu'aux entreprises prives avides de profits, la tâche d'électrifier les régions rurales. Ainsi, 46 coopératives d'électricité sont créées au Québec, dont quatre en Abitibi-Témiscamingue. Il s'agit des coopératives d'électricité du Témiscamingue en 1945, d'Abitibi-Ouest en 1949, d'Abitibi-Est en 1950 et de Rouyn-Noranda en 1954. Ces trois dernières coopératives étaient alimentées en courant 60 cycles via des convertisseurs de fréquence installés et opérés par la toute jeune Hydro-Québec fondée en 1944. En 1954, la centrale de Rapide-2 prendra le relais pour fournir le courant 60 cycles aux coopératives.

La centrale hydroélectrique de Rapide-2 en construction, 1952. Archives Hydro-Québec.
Les difficultés reliées au courant 25 cycles

Le courant 25 cycles allait au fil du temps procurer bien des casse-têtes aux clients de Rouyn-Noranda. Les clients commerciaux et résidentiels devaient se procurer des appareils (réfrigérateurs, laveuses, cuisinières, téléviseurs, etc.) qui fonctionnaient au courant 25 cycles. Ces appareils devenaient de plus en plus rares au cours des années 1950 et 1960, car la plupart des réseaux électriques du continent américain avaient réalisé leur conversion au courant 60 cycles. Ceci contraignait les clients de la compagnie à faire réparer leurs vieux équipements ou à acheter à fort prix les quelques rares appareils à 25 cycles disponibles sur le marché. La distribution du courant 25 cycles freinait considérablement la modernisation des équipements commerciaux et industriels des villes jumelles. En raison de ces contraintes, plusieurs entreprises allèrent s'établir à Amos et La Sarre, là où le courant 60 cycles était disponible. Les citoyens et les entreprises s'installant à Rouyn-Noranda devaient convertir à leur frais tous leurs appareils électriques. La Northern Quebec Power, quant à elle, ne voulait aucunement investir dans une conversion couteuse de ses équipements. Elle imposait donc son monopole aux clients captifs des villes de Rouyn, Noranda, Cadillac, Malartic, Val-d'Or et Duparquet, où l'on retrouvait la mine Beattie.

Captation d’une émission dans le studio de CKRN-TV, années 1950. Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Rouyn-Noranda.
Un premier éclair juste à temps pour une messe de minuit

Cette situation allait jusqu'à freiner l'établissement d'un poste de télévision à Rouyn-Noranda car les équipements modernes requis pour télédiffusion fonctionnaient tous au 60 cycles. C'est finalement la Coopérative d'électricité de Rouyn-Noranda qui construisit une ligne de distribution de 1,5 km partant du tout nouveau poste Rouyn de 60 cycles jusqu'au mont Powell, site de la nouvelle station CKRN-TV de Radio–Nord. Ce poste de distribution était alimenté par Hydro-Québec à partir de sa toute nouvelle centrale de Rapide-2. Quelques heures avant Noël 1957 , CKRN-TV débuta ses émissions à partir d'une antenne émettrice installée temporairement sur le toit de la station, tout juste à temps pour la première retransmission de la messe de minuit. La tour portant l'antenne émettrice fut complétée en févier 1958.

Les enjeux de la nationalisation des compagnies d'électricité

En 1960, il existe au Québec, de même qu'en Abitibi-Témiscamingue, une grande disparité de tarifs d'électricité et une mosaïque de réseaux vétustes non interconnectés dont la fiabilité est discutable. Plus spécifiquement en Abitibi-Témiscamingue, il existe deux principales compagnies productrice d'électricité, soit Northern Quebec Power qui alimente 17 000 clients captifs du courant archaïque 25 cycles, et La Sarre Power opérant un petit réseau de distribution à faible puissance qui s'étend jusqu'à Amos. Le reste de l'Abitibi rural est alimenté par des coopératives d'électricité. Le Témiscamingue est alimenté en partie par la Northern Quebec Power via le réseau ontarien de 60 cycles, et par la coopérative d'électricité du Témiscamingue fondée en 1945. La ville de Témiscaming et l'usine de pâtes de la Canadian International Paper sont alimentées par la centrale Kipawa de la compagnie Gatineau Power.

René Lévesque, ministre des Richesses naturelles du Québec lors de la campagne électorale de 1962. Archives Hydro-Québec.

Selon la vision du gouvernement du parti libéral élu en 1960, l'électricité est fondamentale pour le développement du Québec et doit constituer un bien collectif, une ressource naturelle renouvelable et accessible à tous au même tarif. À partir de 1961, le gouvernement du premier ministre Jean Lesage fait de la nationalisation de l'électricité son cheval de bataille. Les adversaires à son projet sont nombreux, et ce, même au sein des troupes libérales et du conseil des ministres.

Patiemment et avec les bons arguments, René Lévesque, le ministre des Richesses naturelles, rallie de plus en plus l'opinion publique à cette grande idée, la question devient même le principal enjeu de l'élection anticipée du 14 novembre 1962. De concert avec son ministre vedette, Jean Lesage clame sur toutes les tribunes: « Maintenant ou jamais! maitres chez nous ». Le 14 novembre 1962, les libéraux sont reportés au pouvoir avec une majorité confortable et la nationalisation peut débuter.



Afin d'éviter la spéculation sur les titres, le gouvernement québécois attend la fermeture des marchés, le 28 décembre 1962 pour annoncer son offre publique d'achat de toutes les actions ordinaires des 11 entreprises visées au Québec. Le cout total de la transaction d'achat est fixé à 604M$. La moitié de la dette est assumée par le gouvernement et l'autre financée par un emprunt de 300M$ contracté par le gouvernent du Québec en dollars US. La transaction financière est ficelée à New York par Jacques Parizeau.

Pour ce qui est de l'ensemble des coopératives d'électricité du Québec, le gouvernement règle le dossier avec un offre finale bonifié de 2,5M$ qui s'ajoute au 8M$ initialement offerts. Il faut dire que les coopératives d'électricité devaient financer à 85% la construction de leurs infrastructures électriques par l'entremise de prêts garantis par le gouvernent du Québec. La transaction était donc facile à réaliser. L'offre finale stipule que les sociétaires des coopératives doivent avoir approuver majoritairement la transaction avant le 1 avril 1964.

Fin janvier 1964, l'ensemble des coopératives de l'Abitibi-Témiscamingue ont déjà voté en faveur de l'offre lors de leurs assemblées générales. En moyenne, les sociétaires reçoivent autour de 300 $ pour un investissement initial de 100 $. Le gouvernent et Hydro Québec pour leurs parts prennent en charge la dette des coopératives et acquièrent leurs réseaux de distribution. Les employés des coopératives viennent grossir les rangs de la société d'état. Seul le petit réseau de distribution de la ville d'Amos échappe à la nationalisation.

Des équipes d’Hydro-Québec travaillant à la conversion au courant 60 cycles des appareils électriques de résidences à Rouyn-Noranda, hiver 1965. Archives Hydro-Québec.
Finalement, la conversion au courant 60 cycles

Suite à une promesse électorale de Jean Lesage et de René Levesque s'engageant à convertir le réseau dans les meilleurs délais, la conversion par Hydro-Québec du réseau de la Northern Quebec Power au courant 60 cycles fut entreprise. Des travaux préparatoires sont réalisés en 1963 et 1964. Il fallait recenser tous les appareils à convertir, préparer le réseau de distribution et surtout modifier les turbines alternateurs de certaines centrales hydroélectriques. Une tâche colossale qui demandait une planification sans faille. On débuta le projet par le village de Arntfield le 1er aout 1964, mais c'est le lundi 22 février 1965 qu'Hydro-Québec débuta la conversion du réseau à Rouyn-Noranda au 60 cycles tant attendu. La conversion du réseau abitibien se termina en septembre 1965. La région a même eu droit à un article spécial de 7 pages dans le journal La Presse du 16 octobre 1965, titrant : l'Hydro a converti l'Abitibi.

Les marchands locaux d'appareils électroménagers firent à l'époque des affaires d'or : les gens se ruant sur les équipements dont ils étaient privés auparavant, ceci fit augmenter la consommation locale de 50% en quatre ans. Les gens pouvaient désormais se procurer des appareils avec minuterie, de nouveaux lave-vaisselle et des téléviseurs plus modernes. Les industriels de Rouyn-Noranda eurent aussi accès à des équipements à la fine pointe de la technologie pour moderniser leurs entreprises. Cette conversion coûtera à Hydro-Québec 7,5M$. La société d'état dût aussi convertir à ses frais 150,000 appareils ménagers et industriels chez 17,000 clients, dont 14,500 abonnés résidentiels.

Des employés d’Hydro-Québec travaillant au remplacement des moteurs électriques de lessiveuses. Archives Hydro-Québec.

Ceci marqua la fin d'une époque où les lumières papillotantes nous faisaient remarquer à tous les soirs que Rouyn-Noranda était un îlot assujetti à une technologie désuète. Maintenant on pouvait s'acheter des téléviseurs, des tourne-disques, de nouveaux appareils électroménagers sans avoir à se soucier des contraintes du 25 cycles. La modernité venait de prendre sa place dans une époque qui marqua la transition de la grande noirceur de Maurice Duplessis a la révolution tranquille de Jean Lesage.

Le réseau de distribution à 25 cycles demeura en service pour alimenter certaines mines dont plusieurs équipements vieillots de la mine Horne. Ce fut finalement le 1 avril 1989 qu'Hydro-Québec cessa la production la dernière turbine à 25 cycles de la centrale de Rapides-des-Quinze. L'archaïque 25 cycles avait touché à sa fin.

Principales références

Archives Hydro Québec

Hydro Presse, 18 avril 2013.

La Gazette du Nord, 30 avril 1926

Province of Ontario, Hydroelectric Development, bulletin no.46, 1923.

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