février 2022

Passage de l'expédition du chevalier de Troyes dans la région de Rouyn-Noranda - 30 mai 1686

Par Christian Dubé

Un premier contact enflammé

En mars 1686, Pierre de Troyes, dit chevalier de Troyes, et une centaine d'hommes quittent Montréal dans le but de déloger les Anglais de la baie d'Hudson en passant par l'intérieur des terres en canot. Le 30 mai 1686, ils mettent le pied sur le territoire de ce qui deviendra, près de 300 ans plus tard, la Ville de Rouyn-Noranda. Au cours de cette journée, le chevalier de Troyes et ses hommes frôlent la mort en fuyant un feu de forêt qu'ils ont eux-mêmes allumé par accident près du lac Raven. Dans le secteur du lac Foudras, ils reçoivent l'aide d'Anishnabek. Il s'agit du premier contact documenté entre Européens et Anishnabek sur le territoire de Rouyn-Noranda.

Présence autochtone millénaire

Il y a environ 7000 ans, le glacier continental, qui couvre le nord du continent américain, recule. La toundra s'installe progressivement. Les caribous et leurs prédateurs suivent. Ce serait à cette époque que les Homo sapiens auraient, pour la première fois, foulé le sol de ce qui deviendra le territoire de la Ville de Rouyn-Noranda (Laroche, 2016). Le climat se réchauffe doucement, la végétation évolue et les humains adaptent leur mode de vie et diversifient leur alimentation en fonction des ressources disponibles. Ces premiers habitants sont les ancêtres probables des Anishnabek qui occupent le territoire à partir de l'an 1000 après J.-C.

Avant l'arrivée des Européens, les Anishnabek de la région sont regroupés en deux groupes : les Abitibis au nord de la limite de partage des eaux et les Témiscamings, au sud. Rouyn-Noranda étant à cheval sur cette limite, ces deux groupes fréquentent ce territoire.

Territoires d’occupation et d’exploitation des Témiscamingues et des Abitibi.
Histoires des premiers contacts

On sait qu'en 1613, Champlain tente d'aller à la grande mer du Nord (la baie James), en passant par la rivière des Outaouais. Rendu à l'île aux Allumettes (près de l'actuelle ville de Pembroke), il perd les services de son interprète. Il n'est plus en mesure d'obtenir la permission et l'aide des Autochtones pour continuer sa route. Il n'a d'autre choix que de rebrousser chemin (Chamberland et al., 2004, p. 24).

Il est difficile d'établir avec certitude la date du premier contact entre les Premières Nations de la région et les Français, car ce premier contact n'a pas été documenté. On sait toutefois qu'il a lieu avant 1658, puisqu'à cette date, le jésuite Gabriel Druillettes, qui vit à Québec, mentionne dans ses écrits qu'il faut « cinq jours et 25 portages » pour passer du lac Témiscamingue au lac Abitibi (Vincent, 1998, p. 105). Cela dit, aucun document connu ne témoigne explicitement de ce premier contact avant 1686.

L'originalité du journal de l'expédition de Pierre chevalier de Troyes à la baie d'Hudson en 1686 réside dans le fait qu'il s'agit du premier document à témoigner par écrit d'un contact entre les Autochtones et les Français dans la région.

Première page du manuscrit du Journal de Pierre chevalier de Troyes à la baie d’Hudson en 1686. Journal de l’expédition du chevalier de Troyes. Troyes, P.C. (1687). Bibliothèque nationale de France. Collection Clairambault, numéro 1016.

Ce militaire et une centaine d'hommes sont partis en canot de Montréal le 30 mars suivant l'objectif d'expulser les Anglais de la baie d'Hudson pour le compte de la compagnie du Nord, une compagnie basée à Montréal qui fait la traite de fourrures (Caron, 1918). Ils remontent la rivière des Outaouais. Ils s'arrêtent au poste de traite au lac Témiscamingue, puis remontent la rivière Blanche située dans ce qui deviendra l'Ontario, puis la rivière Wendigo et la rivière Larder. Ils atteignent le territoire de l'actuelle Ville de Rouyn-Noranda deux mois après leur départ (Caron, 1918).

Sans en être certain, on peut présumer que le chevalier de Troyes obtient l'aide et la permission implicite des Anishnabek de traverser le territoire par l'entremise du coureur des bois nommé Pierre Lamoureux St-Germain. Ce dernier a épousé une Anishnabek. Il est déjà passé en région et il parle fort probablement anishnabe (Laflamme, 2002, p. 16). Au cours de l'expédition, il est le capitaine des guides, ce qui signifie le responsable des Autochtones servant de guides.

Extrait de la carte du trajet de l’expédition publiée dans Caron, I. (1918). Journal de l’expédition du chevalier de Troyes à la baie d’Hudson en 1686. Beauceville, La Compagnie de « L’Éclaireur » éditeur.
Une première rencontre marquée par l'entraide

Le jour du 30 mai 1686, le chevalier de Troyes et ses hommes mettent le pied sur le territoire de la future Ville de Rouyn-Noranda. Ils arrivent du lac Raven, situé en Ontario. Ils fuient un feu de forêt qu'ils ont eux-mêmes allumé par accident en raison des grands vents. Très rapidement, ils portagent et passent au lac Buies, puis au lac Drapeau et atteignent le lac Durand. Entre le lac Durand et le lac Foudras, le feu les rattrape et ils passent près d'être brulés vifs. Le chevalier de Troyes écrit : « Nous nous vimes contraints à courir de toutes nos forces au travers le bois tout embrazé, dont le feu nous [serra] de si près qu'un menche de ma chemise fut brûlée par une confusion d'étincelles et de charbons qui tomboient continuellement. ».

Passage du Journal du chevalier de Troyes relatant la journée du 30 mai 1686. Caron, I. (1918). Journal de l’expédition du chevalier de Troyes à la baie d’Hudson en 1686. Beauceville, La Compagnie de « L’Éclaireur » éditeur. p. 136.

À cet endroit, le chevalier de Troyes note dans son journal : « Nous rencontrâmes [un groupe d'autochtones], en entrant dans la prairie, qui nous aidèrent beaucoup à sauver nos hardes et autres choses de l'embarquement ». Ils terminent leur journée de canot en campant au nord du lac Opasatica. En tout et partout, ils ont franchi au cours de cette journée une distance de cinq lieues, soit environ 24 km, et complété huit portages.

La traversée du territoire de l'actuelle Ville de Rouyn-Noranda leur prend environ quatre jours (du 30 mai au 2 juin). Ils atteignent le lac Massia, portagent pour franchir la limite de partage des eaux et atteindre l'ancien lac Berthemet aujourd'hui asséché (aussi appelé lac Ogima), puis le lac Dasserat (aussi appelé lac Kanasuta). Ils quittent le territoire de Rouyn-Noranda par la rivière Kanasuta et continuent leur périple jusqu'à la baie James où ils prennent possession de trois postes de traite anglais.

Itinéraire de l’expédition du chevalier de Troyes de Montréal à la baie James en 1686. Musée canadien de l’histoire (s.d.) https://www.museedelhistoire.ca/musee-virtuel-de-la-nouvelle-france/les-explorateurs/pierre-de-troyes-1686/
Illustration montrant la prise du Fort Monsipi (Moose Factory) par les Français le 21 juin 1686. Louis Bombled (1900). Illustration tirée de l'Histoire de la Nouvelle France d'Eugène Guénin.
L'importance de la date du 30 mai 1686

Du point de vue de la majorité des Euro-descendants, la journée du 30 mai 1686 a eu très peu d'impacts significatifs et durables sur le développement de Rouyn-Noranda. Toutefois, pour les membres des Premières Nations, la date du 30 mai 1686 marque symboliquement le début de la présence des Allochtones sur leur territoire et le début d'une relation inégalitaire. Sans qu'il y ait de cause à effet, il s'agit du premier chaînon d'une série d'évènements locaux et nationaux qui laisseront des traumatismes pour les Anishnabek.

Les Autochtones et les Français

Dans son journal, le chevalier de Troyes identifie les Autochtones comme des « païens septentrionaux », des « sauvages » et des « barbares ». Des désignations considérées offensantes aujourd'hui qui témoignent d'un sentiment de supériorité répandu à l'époque chez les Européens.

La présence des Français en Abitibi-Témiscamingue est attestée dès la fin du XVII e siècle sur le site Obadjiwan-Fort Témiscamingue et sur le site de la Pointe Apitipik au lac Abitibi. Leur arrivée modifie le mode vie des Anishnabek de la région puisque la chasse et la trappe, des activités pratiquées depuis des millénaires pour assurer la survie, deviennent aussi de plus en plus des activités commerciales. Plusieurs outils traditionnels sont progressivement remplacés par les outils des Européens. Par commodité, la culture anishnabe commence à s'effacer.

L'histoire d'un déracinement

En 1763, le régime britannique met en place la Proclamation royale. Ce document constitutionnel réserve des terres aux peuples autochtones. La Proclamation royale leur accorde en effet des droits sur un important territoire à l'intérieur des terres où les colons sont pratiquement absents. Cet « Indian Territory » inclut la partie sud du territoire de la Ville de Rouyn-Noranda, la partie nord étant réservée à la Compagnie de la Baie d'Hudson. Cela dit, cette délimitation reste bien théorique et elle a bien peu d'impacts pour les Autochtones à ce moment de l'histoire puisqu'ils continuent à habiter l'ensemble de l'Amérique avec une certaine liberté. Sur papier toutefois, leur territoire désormais se réduit au « Indian Territory ».

Carte du territoire indien désigné par la Proclamation royale de 1763 . Driedger, M. and Samson, D. (2021). Money and Power in the Atlantic World. https://brockuhistory.ca/ebooks/hist2f90/media/map-of-royal-proclamation-territory-1763

À partir de 1844, les pères Oblats commencent à évangéliser les Anishnabek au lac Témiscamingue et au lac Abitibi (Vincent, 1996, p. 146). Les prêtres missionnaires remplacent progressivement les chamans (Bousquet, 2016, p. 58). Avec leur disparition, c'est un pan important de la spiritualité des Anishnabek qui s'efface. En 1850, les missionnaires effectuent un recensement et renomment un certain nombre d'Autochtones de la région avec des noms de famille anglophones ou francophones. Encore une fois, l'identité autochtone est mise à mal.

La mission du lac Abitibi et le poste de traitre de la Compagnie de la baie d’Hudson en 1884 d’après un dessin du missionnaire oblat Charles-Alfred-Marie Paradis. Bibliothèque et Archives nationales du Québec. Fond Hector Langevin.

Au tournant du siècle, des prospecteurs fréquentent le territoire de Rouyn-Noranda (Vincent, 1995, p. 288). Ceux-ci ont très certainement été guidés par des Autochtones, mais l'histoire officielle n'a pas retenu leurs noms. L'histoire orale parmi les trappeurs de Winneway s'avère ici éclairante. En 1909, Daniel MacKimoot et son frère ont découvert un « morceau de roche jaune qui brille au soleil » sur le territoire qui deviendra Rouyn-Noranda. En 1911, Edmund Horne obtient la concession minière, et par le fait même, officialise cette découverte… (Mathias, 1998, p. 113-116).

Des Anishinabek au portage situé à Rapide-Danseur en Abitibi vers 1900. Crédit. Archives Deschâtelets, Richelieu.

Notés sur les cartes par les prospecteurs, plusieurs noms de plans d'eau ayant une origine autochtone sont encore d'usage aujourd'hui : Kinojévis, Osisko, Opasatica, Kanasuta, etc. Toutefois, au tournant des années 1910, plusieurs toponymes anishnabe seront aussi remplacés. À titre d'exemple, mentionnons la rivière Solitaire située entre le lac Opasatica et le lac Rémigny. Selon le sulpicien Charles Lefebvre, en 1837, cette rivière s'appelait Gashkènindamowin-o-sipi, qui signifie rivière ennuyante. Le nom de Lonely river, évoquant la solitude et la tristesse en anglais, est apparu sur certaines cartes anglophones avant d'être maladroitement traduit en français par rivière Solitaire (Gourd, 1984, p. 62). Un autre exemple est celui du lac Dufault. Selon le géographe Eugène Rouillard (1851-1926), ce lac s'appelle en anishnabe Natapigique, « lac où on va chasser le buffle ». En 1912, il est renommé en l'honneur de Sergius Dufault, sous-ministre et fonctionnaire impliqué dans la colonisation, la pêche et les mines entre 1887 et 1925. (Commission de toponymie, s.d. web). Comme troisième et dernier exemple, signalons le cas du lac Dufresnoy, autrefois nommé Kakameonan Sagahigan, signifiant « lac du raccourci ». Il a été renommé Dufresnoy en souvenir de Jean-Pierre-Chrétien Dufresnoy, capitaine du régiment Royal-Roussillon (Fortin, 1999).

Depuis la fondation des villes jumelles en 1926, le territoire s'est urbanisé et développé sans tenir compte des Premières Nations. Les Anishnabek sont devenus, pour reprendre les mots de Richard Desjardins, un peuple quasiment invisible sur le territoire de la Ville de Rouyn-Noranda.

Un revirement : la culture autochtone est une richesse

En 1975, bien qu'elle ne concerne pas directement les Anishnabek qui fréquentent le territoire de la Ville de Rouyn-Noranda, la Convention de la Baie-James et du Nord québécois marque un virage important dans la reconnaissance des Autochtones.

Depuis, non sans mal, les Autochtones gagnent en fierté. Ils se sont engagés sur la route de la guérison. Plusieurs rapports et déclarations sont venus soutenir ce processus, notamment la Déclaration des Nations Unies sur les droits et peuples autochtones (2007), la Commission de vérité et réconciliation (2008 à 2015), l'Enquête nationale sur les femmes et filles disparues ou assassinées (2019) et la Commission Viens sur les relations entre les Autochtones et les services publics au Québec (2019). Il reste beaucoup de chemin à parcourir afin de mieux se connaitre les uns les autres. Dans les prochaines années, les mots « réconciliation » et « reconnaissance » devront trouver écho dans des gestes concrets.

Conia Asini

N'ayant pas de réserve ou d'établissement autochtone officiel sur le territoire de la Ville de Rouyn-Noranda, les contacts entre les citoyens et les Autochtones sont moins fréquents que dans les autres MRC de la région. Il n'en demeure pas moins que les Anishnabek et les Allochtones cohabitent sur le territoire de Rouyn-Noranda. Selon le recensement de 2016, 2635 résidents de la Ville se définissent comme Autochtones. Parmi eux, une centaine ont affirmé connaitre une langue autochtone (algonquin, cri ou langue inuite) (Statistique Canada, 2016, web). Quelques familles anishnabe continuent à vivre sur les terres que leurs ancêtres habitaient avant la construction de Rouyn-Noranda, cette ville qu'ils désignent sous le nom de Conia Asini, lac rapide (Mathias, 1998, p. 113).

Principales références

Bérubé N. et Skinner, R. (2021,21 juin). Pensionnat de Saint-Marc-de-Figuery « Il faut fouiller ici ». La Presse +, Repéré à https://www.lapresse.ca/actualites/2021-06-21/pensionnat-de-saint-marc-de-figuery/il-faut-fouiller-ici.php

Bousquet, M.-P. (2016). Les Anicinabek – Du bois à l'asphalte. Le déracinement des Algonquins du Québec. Rouyn-Noranda : Édition du Quartz. Collection Bâton de parole. p.325

Caron, I. (1918). Journal de l'expédition du chevalier de Troyes à la baie d'Hudson en 1686. Beauceville, La Compagnie de « L'Éclaireur » éditeur. p. 136.

Chamberland, R. et al. (2004). Terra incognita des Kotakoutouemis. Saint-Nicolas : Les Presses de l'Université Laval. P. 266

Fortin, J.-C. (1999). La toponymie des Algonquins. Québec : Commission de toponymie du Québec.

Laflamme, J. (2002). Le chemin terrible – La traite des fourrures en Abitibi-Témiscamingue à l'époque de la Nouvelle-France. Montréal : Les éditions Maxime. p. 144.

Laroche, D. (2016, 28 juin). Nt8atikk8e ou un survol de l'archaïque en Abitibi-Témiscamingue. L'Indice Bohémien. Repéré à http://www.indicebohemien.org/articles/2016/06/nt8atikk8e-ou-un-survol-de-larchaique-en-abitibi-temiscamingue#.YPXaf-hKjIV

Mathias, J.J. (1998). L'homme de Neawigak… et autres histoires algonquines. La Société d'histoire du Témiscamingue. 133 p.

National Center for Truth and Reconciliation (2020). Amos Residential School. University of Manitoba. Repéré à https://archives.nctr.ca/Amos-Residential-School

Radio-Canada (2017). Pour comprendre la Loi sur les Indiens. Repéré à https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1021112/pour-comprendre-la-loi-sur-les-indiens

Statistique Canada (2016). Rouyn-Noranda. Repéré à https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2016/dp-pd/prof/details/page.cfm?Lang=F&Geo1=CSD&Code1=2486042&Geo2=CD&Code2=2486&SearchText=rouyn-Noranda&SearchType=Begins&SearchPR=01&B1=All&TABID=1&type=0

Vincent, O., Asselin, M., Gourd, B,-B., Mercier, C., Viau, R., Côté, M., Marquis, J.-P., Riopel, M. & Sabourin, C. (1995). L'Histoire de l'Abitibi-Témiscamingue. Québec, Canada : Institut québéco

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