novembre 2020

Boulanger des premiers temps

Eli Janhevich

Noranda Bread Co. en 1956, situé au 229 de l'avenue Murdoch. La boulangerie fermera en octobre 1976 (08Y,P124,P80-56-1). Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Rouyn-Noranda.

Mon père était Serbe et il vivait en Yougoslavie lorsqu'il est venu au Canada. Pour commencer, un de ses frères s'était rendu à Saint-Louis, Missouri, mais comme il ne pouvait demeurer aux États-Unis, il s'était installé au Canada et il avait probablement envoyé de l'argent à mon père pour qu'il vienne le rejoindre.

Mon père, Nick Janhevich, avait appris le métier de boulanger dans son pays et c'était pour exercer ce commerce qu'il était venu par ici. En 1925, il avait donc pris le bateau seul pour l'Amérique et il a débarqué à Welland où il s'est installé.

Il a tenu un petit restaurant-boulangerie, de 1928 à 1929. C'était un gros travaillant et il a œuvré très fort. Au commencement, il boulangeait lui-même le pain, avec la quantité de farine qu'il avait, dans un petit local qui lui servait d'atelier, de maison et de magasin. Les temps étaient très durs, c'était la crise… Il a déménagé à Port Colborne, puis à Timmins où sa boulangerie mesurait 12 x 12 x 90 pieds sur la 3e avenue, à Timmins.

Comme Val-d'Or était en pleine prospérité, mon père y transporta son commerce, qu'il tenait avec deux autres associés. En 1938, ma mère, mon frère et ma sœur arrivent en bateau, directement de Yougoslavie. Ils débarquent à Québec et de là, par train, se rendent jusqu'à Val-d'Or.

Malheureusement, cette même année, le feu a détruit toute la boulangerie. À ce moment, des parents de la famille tenaient également une boulangerie à Noranda. Mon père est venu les voir et, comme le commerce réussissait bien, ils ont formé une association de neuf membres de la famille pour construire une plus grande boulangerie sur la 2" avenue. C'était « Noranda Bakery » qui était là. C'était en 1939. Je suis né cette même année dans la partie du vieil hôpital à Noranda.

Je n'avais que cinq ans que déjà mon père me réveillait pour aller charger les camions de pain. Ce n'était déjà plus le cheval ni la voiture, mais des camions qui servaient pour vendre le pain, de même que la nouvelle boulangerie avait son malaxeur moderne et tout était organisé mécaniquement.

Notre bâtisse mesurait 4 600 pieds carrés. Nous logions dans le haut de la boulangerie. Le chauffage s'est fait d'abord au bois, puis au charbon, ensuite à l'huile pour finalement chauffer à l'électricité.

Je n'ai pas vraiment participé à ce travail comme tel ; j'accompagnais plutôt les vendeurs pour devenir vendeur à mon tour. Le commerce allait bon train même s'il y avait beaucoup de boulangeries dans la région ; une quarantaine facilement, car chaque petit village avait sa boulangerie. Dans Rouyn-Noranda, on en comptait plusieurs, dont la Noranda Bread, Bouffard, Baril, Prud'homme, Blue Bird, Deweski, etc.

Les salaires n'étaient pas forts, mais les affaires marchaient bien quand même et tout le monde vivait. Il y avait beaucoup d'immigrés de partout, de toutes nationalités : Hongrois, Ukrainiens, Finlandais, Irlandais, Russes, Yougoslaves qui venaient travailler dans les mines et ils travaillaient dur. Mon père en employait également pour la boulangerie. En peu de temps, ces gens s'achetaient une maison, un duplex et se tiraient très bien d'affaire, mais ils travaillaient fort.

Près de la mine Noranda, il y avait un « board house » où ils allaient manger.

Mon père travaillait très dur et nous aussi. Les gens d'ici nous encourageaient beaucoup. Nous avions des pâtisseries : tartes et gâteaux, à notre magasin, mais aussi des beignes, des brioches qu'on vendait surtout dans les épiceries. En plus de vendre le pain sur place, nous faisions la livraison de porte en porte et nous fournissions les restaurants, les épiceries, les hôtels des environs. La farine arrivait par train : un wagon complet, que le transport local allait chercher au chemin de fer ; il s'occupait de nous l'apporter à la boulangerie. Nous avions des camions qui allaient à Malartic, Cadillac, Val-d'Or, La Sarre, Amos, Senneterre. On envoyait le pain par train vers Senneterre et Parent où il y avait des bases militaires.

En 1945, mon père a acheté la North Star Bakery de Noranda. Il ne pensait qu'à une chose : travailler. En 1946, il faisait livrer le pain en Bombardier. C'était le premier qui entrait à Rouyn-Noranda et il servait à faire les chemins de campagne, alors que les routes n'étaient pas déneigées. Mon père finira par acheter les parts de tous les actionnaires de la compagnie et, en 1956, il était seul propriétaire.

J'ai commencé à aller à l'école au Noranda High School pour la 1 ère et la 2e année, mais j'avais les camions à charger avant l'école et, au retour, l'ouvrage ne manquait pas. Quand je n'étais pas à l'école, j'étais sur la route avec les vendeurs.

Puis ç'a été la Noranda Elementary School et, après mes études par ici, j'ai été au Canadian College, à Toronto, mais après deux ans mon père avait besoin de moi ; il avait de la difficulté en affaires et j'ai repris le travail. Les temps étaient durs et l'argent était rare. Mon père se battait avec les banques pour acheter la farine de sa boulangerie. Ces banques faisaient surtout affaire avec les riches compagnies des mines.

Il y avait beaucoup de crédit à supporter et mon père y a perdu des milliers de dollars. La mine payait à toutes les quinzaines et les clients de même avec leurs dettes, mais il y avait de mauvais payeurs. Dans ses livres, mon père pouvait relever des dettes de 15 000,00 $, voire de 20 000,00 S, mais mettre ses comptes dans les mains des avocats aurait été des troubles de plus. Les gens se mettaient alors sous la loi Lacombe et mon père aurait reçu en moyenne un dollar par mois.

Il se vendait des cartes de bons à raison de 10,00 $ pour 100 bons ; le pain se vendait 10 sous chacun. Pour le crédit, dans chaque maison, il y avait un calendrier sur lequel étaient marquées au fur et à mesure les quantités de pain vendues ; et le jour de la paie, les bonnes ménagères s'occupaient de payer leur compte. C'était régulier.

Pendant la guerre de 1939-1945, tout était rare et il fallait avoir des coupons pour acheter du sucre, de la viande, de la graisse et combien d'autres choses qui se faisaient quand même très rares.

Ma mère est décédée à 48 ans. C'était en 1954. Mes parents avaient été en Europe et elle est tombée malade. Alors mon père a voulu la faire soigner à Paris, à Londres, à New York, mais elle n'a pas voulu. Elle voulait revenir près de ses enfants à Rouyn-Noranda.

À son retour, j'étais sur la route. Quand je suis arrivé à la maison, il était 9 heures du soir et je l'ai trouvée dans son lit, fatiguée probablement par le voyage ; ça n'allait pas bien du tout. On a fait son entrée à I'hôpital. Elle avait une hémorragie dans la tête et elle a été transportée à St. Michael de Toronto pour être opérée, mais elle ne s'est jamais réveillée…

J'avais 15 ans. Nous étions six enfants. La plus vieille de mes sœurs était déjà mariée et demeurait à Détroit. Mon père ne s'est pas remarié, afin de s'occuper de nous autres. Il était le papa et la maman, mais il ne savait pas toujours comment faire et il paraissait dur parfois. Il engagea une femme de ménage, mais c'est le cook. Ma belle-sœur, la femme de Georges, nous a aussi beaucoup aidés.

Naturellement, dans ma jeunesse, j'ai fait du sport comme les autres ; j'ai joué au hockey avec Dave Keon et d'autres qui, ensuite, ont été à Toronto pour devenir professionnels. J'étais plus âgé qu'eux. Mon père m'avait dit : « Toi, le sport, ça ne marche pas ! Toi, c'est business ». Je suis devenu commerçant. J'aimais mon métier, ça m'intéressait et je n'aurais pas fait autre chose. Quand je suis revenu du collège et que je suis entré dans le garage, j'ai aperçu une Cadillac noire, voisine de la voiture de mon père. J'ai deviné qu'elle m'était destinée… En fait, c'était pour la famille, mais comme j'étais I'aîné, c'est moi qui la conduisais.

Comme la jeunesse du temps, j'allais danser au Moulin Rouge en bas de l'hôtel Commercial, au Maroon Lounge de I'hôtel Albert, mais je me suis marié seulement à 33 ans.

J'aimais le commerce, j'ai toujours été dans le commerce et, même aux vacances, je devais m'en occuper. Aussi, j'ai pris la succession en 1961 alors que mon père nous donnait notre part d'héritage. Nous avons cessé de boulanger depuis 1976, mais nous avons vendu à Winston seulement en 2000. Aujourd'hui, je suis en bonne santé et je suis devenu spécialiste en gestion. J'ai beaucoup investi dans Rouyn-Noranda que j'aime beaucoup, car c'est là que je suis né.

NOTES HISTORIQUES

Avec la naissance des villes jumelles de Rouyn et Noranda, de petites boulangeries voient le jour pour répondre aux besoins des habitants. Certaines d'entre elles prendront peu à peu de l'ampleur pour devenir de grandes boulangeries commerciales. C'est le cas de la boulangerie Noranda Bread, située à l'intersection de l'avenue Murdoch et de la 9e Rue. Cette boulangerie qui a ouvert ses portes en 1927 a été rachetée en 1938 par Nick Janhevich, un immigrant d'origine yougoslave. Son fils Eli a ensuite assumé la gestion de la boulangerie jusqu'à sa fermeture en 1973. Eli Janhevich a ensuite été représentant de la Boulangerie Weston dans la région.

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