mai 2020

La bibliothécaire

Jeannine de la Chevrotière

Mon père, Arthur de la Chevrotière, est arrivé à Rouyn-Noranda dès 1926. Il y avait un nommé Chelassier, un Français qui demeurait à l'hôtel Aylwin au coin de la rue Principale de Rouyn avant d'atteindre Noranda ; c'était plutôt une maison de pension très distinguée pour les professeurs du High School ou des professionnels, des médecins, etc., des personnes de ce calibre, quoi. Le soir, on voyait ces personnes dans les grands fauteuils qui regardaient passer les gens de la rue. Inutile de dire qu'il n'y avait pas de boissons alcoolisées.

Parmi ces personnes, il y avait ce Français, Chelassier, qui venait à la maison chez nous, causer avec le vicaire et mon père. Il portait un costume de la Légion avec des jambières toutes tortillées (sorte de bandelettes enveloppant les jambes et que portaient les soldats), et il était tout médaillé ; c'était à se demander s'il avait gagné toutes ces médailles ou s'il les avait achetées dans un bric-à-brac…

Mon père lui ayant dit qu'il cherchait de bons livres en vue d'ouvrir une bibliothèque publique, M. Chelassier lui dit qu'il en avait apportés de France environ deux cents… « Si vous êtes intéressé, dit-il, venez voir et je vous ferai un bon marché ». Peu de temps après, mon père revint à la maison avec le stock. Il installa ensuite les livres sur des tablettes aux murs. Maman commença à les lire ; elle en choisit et en laissa de côté. M. le vicaire, pour sa part, commanda de France des livres d'aventures et des petits romans à l'eau de rose, enfin de toutes sortes pouvant intéresser à peu près tout le monde. Même des classiques pour ceux qui en désiraient et à des prix raisonnables. II y avait deux catégories : le National rouge, soit des livres d'amour… et le National bleu, des livres d'aventures. Je me souviens des images qu'il y avait là-dedans… c'était effrayant ça me donnait la chair de poule et ça m'empêchait de dormir ; c'était brutal, mais pas mauvais.

Au bout de quelques années, nous avions des livres qui intéressaient beaucoup de clients et maman avait ses « clients réguliers ». Entre autres, les messieurs qui allaient aux chantiers. Eux, ils arrivaient avec une valise qu'on appelait « trunk » comme les grosses malles qu'on prenait pour aller comme pensionnaires au couvent. Durant l'année, ma mère voyait à remplir de différents livres ces malles. Il y avait des revues avec des feuilletons qui se suivaient de l'une à l'autre. Lorsque le type rapportait sa première valise, il l'échangeait avec celle que maman avait préparée pour le prochain hiver ; c'était devenu presqu'une affaire de famille.

Dans le temps, il y avait une grosse population dans Rouyn-Noranda autant peut-être sinon un peu plus de langue anglaise. Alors papa avait décidé d'acheter des livres anglais ; de ce côté, il n'y avait pas de complication à le faire, car il allait à Toronto, achetait des livres anglais tant qu'il en voulait, à des prix dérisoires. Ainsi, nous avions des livres en anglais de toute beauté. Des étagères complètes de livres en cuir, reliés et souvent à la tranche dorée, et aux prix les plus raisonnables. S'est amenée aussitôt une clientèle d'Anglais qui apprirent vite qu'ils ne pouvaient pas converser avec ma mère - elle n'était pas trop forte sur cette langue - mais ils ont tout de même appris qu'il en coûtait 10 cents pour louer chaque livre. On sortait alors 10 cents et ça fonctionnait. Ce qui chiffonnait tout de même un peu maman, c'est qu'elle ne pouvait y jeter un coup d'œil au cas où… il y aurait eu des choses un peu « olé olé ». Aussi, elle recommandait à papa de tâcher d'y voir.

Après 1927 - Bibliothèque-librairie coin Portage et Perreault, à Rouyn. Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Rouyn-Noranda.

Une fois, nous avions reçu une avalanche de livres français et, tout comme aujourd'hui, il y en avait des « capables » ! Mais dans ce temps-là, il y avait la censure : les livres à lire et ceux à lire avec… restriction. Quant à ceux à proscrire, c'était le poêle qui les attendait. S'il y avait des images douteuses, dessus, ou des décolletés qui étaient plus osés que ceux de la Sainte Vierge, ça allait à la fournaise ; nous avions une fournaise et maman ramassait assez de livres et de revues pour faire une attisée. Elle nous faisait venir, ses trois filles, et mettait le feu. L'encre de l'imprimerie rendait le feu vert et alors elle disait « Regardez ! Regardez ce que ça Fait le feu de l'enfer !... ». Au fond, on trouvait ça drôle, nous, les enfants.

Je lisais des livres à proscrire sans comprendre qu'il y avait des choses effrayantes dedans… Puis il y eut des livres pour enfants. Là ce fut la grande joie ! : Bernadette, Semaine de Suzette, Fillette, etc. C'étaient des périodiques illustrés de France qui étaient reliés chaque année et transformés ainsi en livres. Lorsque le commis-voyageur de Beauchemin nous visitait, c'était une joie. C'était un monsieur Lallier, un bel homme bien planté, aux lunettes cerclées d'or, habillé d'un gros manteau de chat sauvage pleine peau ce qu'il en fallait pour un vrai beau manteau… Il avait un casque de vison de beaux gants en vrai cuir… mais surtout ses valises immenses, remplies de livres qu'il laissait chez nous au lieu de les emporter à l'hôtel Albert où il descendait. Ma sœur Odette et moi, nous passions la nuit à lire. Nous avions ainsi trois, quatre jours pendant lesquels mon père choisissait ce qu'il voulait.

À l'école, nous n'étions pas brillantes ; mais on a appris tellement dans les livres ! Le petit Larousse : « Je sème à tout vent ». Je pense qu'on en faisait venir des freights complets ; ils passaient en six mois. Il y avait : Mille question d'étiquette, le Guide des amoureux, des modèles de lettres d'amour… et des réponses de la belle (mais pas : Comment faire l'amour à un Noir sans se fatiguer… !) ; le Droit à l'amour pour la femme : ça c'était grave. Il était dans la vitrine, mais pas besoin de dire qu'il était encadré. Maman ne le vendait pas à des jeunes ; elle le vendait à des assez grands… Moi, je l'avais lu. Tout le monde disait : « Dieu que Jeannine n'est pas curieuse ! » Je l'ai été, mais plus tard…

Il n'y avait pas de commutateur dans la maison, mais dans les chambres il y avait des chaînettes qui partaient de la lumière et se terminaient par un petit ruban rose qui était attaché à la tête du lit. Aussi, quand je lisais au lit et que j'entendais monter maman je tirais sur le ruban pour éteindre. Maman repartait, je tirais à nouveau le ruban et je continuais à lire. Nous vendions le premier livre 25 cents et ça coûtait 10 cents pour le changer, à la condition qu'on rapporte l'autre livre naturellement.

Pour les classiques, c'était 2,50 $ ; nous en avions trois ou quatre tablettes ; ça ne se vendait pas aussi bien que les autres, mais nous avions des clients quand même : quelques médecins, des annonceurs de radio, d'autres professionnels. En tout premier lieu, chez nous, nous avions la collection Nelson ; c'était relié. Tous de beaux romans ! Des classiques ça aussi. J'ai tout lu. Parmi les livres pour enfants, il y avait des foyers-romans… il n'y avait pas vraiment de mal dans ça ; toujours la bonne fille qui était récompensée et la mauvaise qui était destinée à l'enfer.

Notre bibliothèque a ouvert ses portes vers 1933. Elle était située au coin de Portage et Perreault-Est. On ne devait pas fermer… Odette aimait ça, même sa petite sœur Fernande qui regardait les images… ça l'intéressait beaucoup ! Ce n'était plus une petite pile de livres ; il y en avait sur les quatre murs avec étagères au milieu. Nous avions plus de 2 000 livres. Quelque fois, on nous demandait des livres très spéciaux et nous les faisions venir. Maman tenait tout à l'ordre et nous pouvions facilement manœuvrer tout ça.

Vue de l'intersection de la rue Perreault et de l'avenue du Portage, début des années 1930. Bibliothèque et Archives Nationales du Québec, Rouyn-Noranda.

En 1939, la clientèle a diminué du fait de la guerre qui se déclara ; nous ne pouvions plus faire venir des livres de France. Le transport était devenu irrégulier et incontrôlable. Pour la littérature française du Québec, c'était inexistant… quelques rares auteurs, des livres de classe et, lorsqu'il en paraissait de nouveaux, nous les recevions.

À ce moment, papa a été demandé pour gérer une caisse populaire. Au début, il a dit non, parce que, dans ce temps-là la caisse n'était pas populaire du tout. Celles des alentours qui avaient débuté avaient fait faillite. Mais papa se disait que si c'était bien administré, ça pourrait fonctionner, les fonds étant bons.

NOTES D'HISTOIRE :

En 1948, une bibliothèque verra le jour à Noranda, mise sur pied par le Dr Pauly et quelques bénévoles. Elle sera tout d'abord aménagée dans sa résidence et par la suite à l'hôtel de ville de Noranda. La bibliothèque de Rouyn fondée en 1951 est de son côté établie à l'Hôtel de ville de Rouyn. Les deux bibliothèques seront plus tard fusionnées. Depuis 1979, la bibliothèque municipale de Rouyn-Noranda se trouve dans l'édifice Guy-Carle (ancienne école Paul VI) sur l'avenue Dallaire.

Partager