juin 2020

La chasseresse

Antoinette Lefebvre Bertrand

Je suis l'épouse de Donat Bertrand. Ma mère est morte de la grippe espagnole alors que j'étais très jeune et j'ai dû aller travailler dans les manufactures à Montréal. Plus tard, avec ma sœur, j'ai travaillé au théâtre. Nous nous étions engagées par l'entremise d'un journal comme figurantes, et la pièce a tenu l'affiche durant un mois. Ainsi j'ai connu Antoinette Giroux, Paul Gury, Thérèse Bergeval, etc. On a voulu nous réengager ; nous aurions pu faire un duo et, par la suite, nous aurions pu faire davantage. Mais je me suis plutôt engagée avec une copine polonaise ; nous avons voyagé et c'est ainsi que nous sommes parvenues jusqu'à New York. Là je faisais partie des ballets. Nous faisions un numéro de dix ou quinze minutes avec orchestre. J'ai remplacé sur les chevaux quand une personne était malade ; j'ai pris la place pour faire les parades. Je suis demeurée là deux ans.

Quand je suis revenue au pays, mon père m'a dit : « Tu sais, ton ami est marié maintenant. » Je lui ai répondu : « Ça ne fait rien… quand il sera veuf, je le marierai. » Et c'est arrivé ! J'avais alors 25 ans et lui, 31. Nous sommes venus demeurer dans l'ancien camp du garde-feu Doyon, où le curé Pelletier avait commencé son ministère. Mon mari travaillait pour le département des Terres et Forêts, ce qui le menait souvent dans le bois.

J'avais deux frères qui faisaient de la chasse une bonne partie de l'année. Pour moi qui voulais suivre mon mari, je trouvais la partie dure, vu que j'avais été élevée en ville ; mais j'ai fini par chasser comme les autres, du fait que mes frères, qui avaient un grand territoire de chasse, m'en avaient abandonné une petite partie. J'avais mes fusils et mes pièges, et j'aimais bien ce sport qui était un bon passe-temps.

Ma ligne de chasse, c'est-à-dire ma limite de terrain octroyée par mon frère, était de dix milles carrés environ. Je me trouvais à chasser pour mon frère, le vrai propriétaire du terrain. Des fois, nous passions une semaine ou deux, ma sœur et moi, dans le camp de chasse ; nous faisions la visite des pièges. Nous prenions du vison, du pékan, du renard, au piège et au collet. Nous prenions du lièvre pour servir d'appât dans la neige qui cachait les pièges pour les animaux à fourrure. Je faisais la chasse l'automne et l'hiver. Des fois, je prenais l'avion de Gold Belt avec ma sœur. Nous descendions au camp et nous revenions en raquettes. Nous avions douze milles à faire ainsi. Il fallait traverser deux lacs ; on avait une hache et un pôle pour les trous chauds… on sondait la glace pour ne pas caler. Il fallait nous rendre ainsi jusqu'au chemin de la route nationale où les hommes venaient nous chercher la journée prévue au départ. Nous faisions la grande run de même.

En 1942, mon frère Arthur avait bâti un camp au lac Defay, non loin d'une petite rivière. En 1944, mon mari et moi avons été nous « échouer » sur une petite île où nous avons bâti notre camp pour trapper. Pour garder un territoire de chasse, il fallait qu'on ait pris tant de castors ou autres animaux à fourrure, c'est-à-dire une certaine quantité définie et importante. C'était évalué au quota et il fallait déclarer le nombre de ses prises. Ainsi, si on croyait pouvoir prendre une quarantaine de castors, il fallait produire les quarante peaux de castor.

1942 - Son mari travaillait pour le ministère des Terres et Forêts, chasse et piégeage est sa passion. Femme avec un fusil. Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Rouyn-Noranda.

L'été, il fallait que mon frère aille vérifier ses cabanes, ses pièges, ses places de chasse. Moi, je n'avais pas le droit de chasser, parce que je n'étais pas propriétaire d'un terrain de chasse, mais je travaillais pour mon plaisir. Je ne vendais pas mes fourrures, je les donnais à mon frère qui s'occupait du commerce. Comme il était âgé, c'était surtout pour ne pas le laisser seul que nous l'aidions.

Une fois, j'avais été suivie par deux loups cerviers alors que je m'en allais visiter mes pièges. Lorsque je suis arrivée en haut de la trail, où il y avait un recoin, l'un d'eux a grimpé dans un arbre que j'ai contourné' J'avais des slogs dans ma 410 et je l'ai tiré ; l'autre s'est sauvé. J'ai attaché la prise par le cou avec une corde et je l'ai traînée au camp. J'étais toute seule.

Quand je prenais un animal au piège, je voyais moi-même à l'écorcher, à le mettre à I'envers sur le moule ; c'était une planche de bois avec un bout plus pointu que l'autre et sur laquelle j'enfilais la peau afin de pouvoir la gratter, la débarrasser de toute graisse et la faire sécher. Elle gardait ainsi toute sa dimension. J'avais pris plusieurs leçons pour savoir comment tanner. Je ne tannais pas les peaux, généralement, mais je I'ai fait pour quelques-unes et je le faisais pour ma propre satisfaction. C'étaient des peaux de foutraux et d'ours que j'avais tués moi-même ; je faisais cette opération dans mon moulin à laver.

J'avais commencé à prendre un cours de taxidermie, mais je ne l'ai pas terminé parce que j'avais peur… On y employait de l'arsenic et j'avais peur qu'il m'arrive des aventures, par erreur… Il fallait mettre des gants et prendre bien des précautions, alors j'ai lâché.

Ce que je prenais le plus souvent, c'était des visons, du rat musqué (douze ou quinze par année en moyenne), des belettes. Les années de chasse ne sont pas toutes pareilles, mais en général ça commençait à l'automne, vers le 15 octobre. Mon frère recevait ses permis d'entrer dans la forêt avec la date d'ouverture de la chasse pour chaque animal désigné.

Quand on allait à l'orignal, on y allait tous les trois, dans notre territoire même ; on se campait sous la tente. J'allais souvent caller avec mon mari.

Parfois les hommes me laissaient toute seule pendant trois jours, en plein bois. J'avais ma carabine et je tuais du petit gibier. Une fois, j'ai tiré sur un orignal avec la 303 que mon beau-père m'avait donnée. Je l'ai manqué. Les hommes étaient partis au loin pour suivre des pistes, et j'étais restée au bord du lac quand j'ai aperçu cet orignal dans l'eau. Je me suis mise à tirer ; l'animal est tombé à l'eau de l'autre côté du lac. Je n'avais pas de bateau, sinon j'aurais traversé. Lorsque j'ai voulu tirer une deuxième fois, la balle a bloqué dans le « magasin ». J'ai été au camp chercher un « magasin », mais je ne savais pas comment changer ça et j'ai laissé la carabine au bord de l'eau.

Quand mon mari est revenu, deux jours après, et qu'il a réalisé le risque que j'avais couru, il était tellement fâché qu'il a jeté la carabine à l'eau en disant : « Je ne te laisserai plus jamais un fusil ! » Mais j'en ai eu de très bons après ça.

J'avais sûrement frappé l'orignal puisque les hommes, en revenant, avaient vu des traces de sang. Mais l'orignal n'était pas là.

Femme en raquette avec un fusil. Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Rouyn-Noranda.

Je me suis aussi égarée dans le bois et j'ai pensé que j'y passerais la nuit, mais je savais comment m'y prendre. Je venais de tuer une vingtaine de perdrix de savane avec ma petite 22 à répétition. Je les avais toutes attrapées l'une après l'autre ; ça faisait beaucoup de pilotage pour les ramasser, beaucoup de va-et-vient alors que le soleil venait de tomber. Dans le bois, tout est pareil et je n'avais pas balisé ma route. La noirceur commençait à prendre. Alors j'ai ramassé des écorces de bouleau et je me suis fait un petit feu. Je me suis assise près d'un gros sapin. La panique commençait à me prendre à mesure que la noirceur avançait. Tout à coup, j'entends mon pain de sucre (mari) parler à mon frère… Ils m'avaient entendue tirer sur les perdrix et ils s'étaient dit : « C'est Antoinette ». Mais ils ne pensaient pas que, dans le présent, je me sentais égarée. J'ai tiré un coup de fusil et alors ils ont crié. J'ai pris de l'écorce de bouleau pour me faire un cornet pour crier plus fort et ils sont venus vers moi. J'en ai eu des bêtises… parce qu'ils me trouvaient imprudente et qu'ils avaient eu peur eux aussi. J'ai ainsi fait la chasse plus d'une vingtaine d'années, sans en manquer une seule.

NOTES D’HISTOIRE

La chasse, sport traditionnellement réservé aux hommes et pendant plusieurs années au Québec, à une certaine élite masculine. Pendant longtemps, des clubs privés contrôlaient la plupart des territoires de chasse et de pêche dans la province. Avec la venue au pouvoir du gouvernement péquiste en 1976, les clubs privés ont été abolis. La plupart des femmes qui chassaient le faisaient pour accompagner leur mari mais on note que, depuis les années 1980, de plus en plus de femmes pratiquent ce sport.

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