juillet 2020

La comptable

Jeanne-D’Arc Gauthier-Leclerc

Alex Leclerc en compagnie de Réal Caouette lors de l'ouverture de la 21e exposition régionale du Nord-Ouest québécois. Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Rouyn-Noranda.

En 1938, j'ai connu Alex Leclerc, comptable agréé, qui avait passé ses examens, se classant premier de tout le Canada. Il avait été envoyé ici par la Commission municipale de la province afin de remettre de l'ordre dans la comptabilité de la ville, laquelle avait dû être mise en tutelle. Nous nous sommes mariés en 1941.

Il n'y avait pas beaucoup de comptables agréés à l'époque. Aussi Ia Commission municipale permettait-elle à mon époux d'aller faire des auditions, des vérifications dans les commissions scolaires ou municipalités, ou en d'autres endroits plus éloignés. Il s'était fait alors une bonne clientèle par ici et les affaires marchaient rondement jusqu'au jour où, des élections municipales ayant eu lieu, l'assistant de mon mari fut congédié parce que son père avait travaillé contre le nouveau maire en campagne d'élection. Alex donna sa démission en protestation de ce congédiement injuste. M. Desabrais était un homme sérieux et faisait bien son travail. Mon mari accepta enfin le conseil que je lui donnais depuis quelque temps d'ouvrir son propre bureau de comptable. C'est ce qui arriva le 1 er avril 1944.

Nous n'étions pas riches, mais j'offrais de lui servir de secrétaire pour mieux le seconder dans ses débuts. Nous avions un tout petit bureau situé en haut de K. Joseph, où se trouve maintenant le Kresge (Pharmacie Uniprix en 1997). Mon bureau était si près de celui de mon comptable de mari que je devais sortir lorsqu'il avait un client, afin de permettre la discrétion professionnelle. Je me réfugiais dans la salle d'attente partagée avec la clientèle de Gaétan Desabrais à qui mon mari avait obtenu un bureau d'assurance-vie et d'assurances générales. Il y avait également les clients d'un autre agent d'assurance, de même que ceux des avocats Beaulieu et Larouche. Plus tard, nous avons pris des appartements plus grands et nous avons engagé d'autres secrétaires.

En 1944, L'impôt ne faisait que commencer son action pour tout le monde. Avant beaucoup de gens ne se préoccupaient pas de cela, mais dès 1942 ce fut la période où les taux d'impôt, remis en vigueur, furent les plus élevés depuis leur implantation en 1917. Pour les gens du Témiscamingue, commerçants, gens d'affaires, obligés de voir un comptable afin d'établir leur bilan annuel, ils venaient chez nous, de préférence, parce que j'étais une fille de chez eux… La plupart n'avaient aucune tenue de livre et ils nous apportaient des boîtes pleines de retours de chèques, de livres de banque, de même que leurs papiers d'affaires. Il nous fallait démêler tout ça et leur bâtir une tenue de livre pour l'avenir… Ils ne s'en préoccupaient pas toujours…

De secrétaire que j'étais alors, j'ai dû me perfectionner en comptabilité, étudier la loi d'impôt, savoir balancer les livres, connaître les dépenses admissibles et celles qui ne l'étaient pas. Je « faisais » les livres et je préparais une balance de preuves, puis je présentais ce travail à mon mari. C'est lui qui mettait la dernière main à l'ouvrage. J'aimais bien ma nouvelle profession. Mon mari savait nous faire confiance et c'était un réel plaisir que de travailler avec lui. L'ouvrage était dur, car nous devions faire notre année dans… quatre mois, c'est-à-dire qu'il fallait sortir nos rapports du 1er janvier au 30 avril. Mon mari était un travailleur acharné et nous aimions autant passer des soirées au bureau, perdus dans le défi des chiffres, que de demeurer à la maison. Nous nous entendions tous bien au bureau. Nos employés y ont fait un long séjour et nos clients devenaient de vieux amis.

En 1945, nous avons eu Luce, notre enfant. Je pensais bien que je ne retournerais plus au bureau ; j'allais élever notre fille. Malheureusement AIex était alcoolique, ce qui finit par compliquer les affaires. Le mal allait en s'aggravant et j'ai réalisé qu'après avoir passé un an à la maison, il me fallait absolument retourner au bureau. J'ai donc engagé une aide familiale pour s'occuper de Luce et voir à l'entretien de la maison. Cette fois, en plus de m'occuper seulement de la comptabilité, il m'a fallu prendre toute la situation en main, surveiller de plus près les affaires afin que mon mari ne travaille pas en état d'ivresse et que la clientèle ne puisse souffrir de cette situation déplorable. J'avais engagé, deux secrétaires d'expérience, voulant que rien ne puisse sortir du bureau sans avoir été scrupuleusement vérifié par une des secrétaires spécialisées dans le domaine.

En 1955, Alex est entré chez les AA, et ç'a été, le paradis sur terre. Il avait acquis dans cette association une belle philosophie de la vie que je n'ai jamais rencontrée ailleurs. Il était facile à vivre et comprenait tellement le sens de la vie. Il nous donnait une telle confiance en nous-mêmes que cela nous donnait des possibilités nouvelles. Les clients ne sentaient pas le besoin de contacter personnellement mon mari lorsqu'ils venaient régler leurs affaires au bureau.

En 1961, Alex a été élu maire de Rouyn et il demeura à ce poste durant neuf ans. Cela m'obligea à prendre davantage en main les affaires du bureau. J'en étais rendue à desservir même les plus gros clients. J'en faisais autant, sinon plus que lui, et quand les inspecteurs de l'impôt venaient faire des vérifications ou consulter des dossiers, c'est moi qui les recevais.

Cette association dans le travail comme au foyer a été pour moi un émerveillement continu. Je trouve important qu'une femme soit au courant des affaires de son conjoint et puisse participer avec lui à leur avancement. Malheureusement, en 1978, la mort est venue interrompre notre union. Alex est décédé après avoir combattu contre la maladie durant six ans et avoir travaillé jusqu'au bout de ses capacités.

NOTES D’HISTOIRE

Beaucoup de femmes engagées à titre de collaboratrices de leurs maris sont devenues plus qu'essentielles à la bonne marche des entreprises, sans toutefois que la loi leur reconnaisse une protection dans l'éventualité d'une rupture conjugale. En 1966, on comptait près de 150 000 femmes collaboratrices dans les différentes sphères économiques de la société québécoise.

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