avril 2020

La couturière

Alice Riopel-Martin

Mon talent de couturière venait certainement de ma mère qui, à la fin du dix-neuvième siècle, devait défaire les vêtements pour bâtir un patron qu'elle taillait à même un journal, car il ne se vendait pas de patron à l'époque.

Elle tâchait souvent de copier des idées de modèles aperçus à l'église quand les gens venaient à la messe, le dimanche. Je me souviens entre autres d'un beau « mackinaw » qu'elle avait fait en étoffe du pays pour l'oncle Alcide… ce qui nous recule au début de 1900. L'étoffe du pays, c'était la laine de nos moutons tissée puis foulée pour mettre le tissu plus compact.

Même à cette époque, le tissu pouvait se tisser carreauté, dans de belles nuances. Pensez donc ! Il y avait du rouge, du brun, du beige, du noir… l'oncle avait été le premier à avoir un si beau vêtement dans les alentours. Des garnitures faites de courroies qui passaient par-dessus les épaules pour retomber au bas du manteau ; elles étaient cousues sur toute la lisière, mais laissaient un espace pour y glisser la ceinture. Il avait des pantalons à l'avenant.

Pour classer ses patrons et afin de les identifier facilement, maman en faisait des rouleaux qu'elle attachait avec une retaille du vêtement auquel il avait servi ; elle les conservait dans une boîte de bois. Au besoin, elle ressortait un de ces patrons ; il fallait alors le repasser au fer chaud pour lui faire perdre ses rondeurs avant de pouvoir s'en servir à nouveau.

Maman avait le talent de « compenser », comme elle disait, certaines parties de tissu par d'autres, quand le matériel n'était pas suffisamment grand ; elle plaçait des petits morceaux différents dans les endroits du vêtement où ça ne se verrait pas beaucoup. Elle arrangeait ça pour que cela ait du bon sens.

Elle a eu l'avantage d'avoir une machine à coudre quelques années après son mariage (elle s'est mariée en 1894). Un vendeur était passé dans le rang, à Saint-Côme de Joliette, en hiver. Il avait un moulin à coudre sur son traîneau qu'il avait dû reprendre à une personne ne pouvant rencontrer ses paiements. On avait conseillé au vendeur de l'offrir à maman pour la somme de six dollars ; c'était un New William.

C'était un moulin très simple et ma mère disait toujours : « une machine à coudre, ça ne se brise pas… du moins, ça se répare facilement pourvu qu'on puisse renouveler les aiguilles ou le pied preneur. » En plus, il y avait toujours les passants qui faisaient les campagnes pour voir à réparer les moulins à coudre.

Naturellement, maman a cousu beaucoup pour sa famille, qu'elle habillait de la tête aux pieds, et elle a cousu aussi beaucoup pour dépanner les gens. Il n'était pas question d'argent. Les gens savaient s'entraider beaucoup plus que maintenant. Si, par exemple, un jeune garçon devait faire sa communion solennelle, on louchait vers l'habit de noces du père pour confectionner un habit digne d'une pareille occasion.

Combien de gens venaient trouver ma mère pour faire coudre du linge… Le cas le plus drôle que je me rappelle est la fois où s'est amené le jeune vicaire Lapalice avec de la flanellette et un paquet de « rik-rak » pour se faire faire deux robes de nuit. Il montra le tout en disant : « Vous pourriez en mettre… je ne sais trop… comme garniture… j'aimerais ça… » Heureusement que maman était trop estomaquée et pudique pour parler ; mais après son départ elle ne put se retenir : « Pensez donc ! De la fantaisie après une jaquette pour se coucher ! »

Elle avait aussi d's moments embarrassants, comme lorsqu'elle devait prendre des mesures… sur les hommes surtout corpulents. Il est arrivé qu'une fois, ne voulant pas faire le tour d'un homme avec ses bras, elle tentait de maintenir le bout du gallon sur le devant sans trop effleurer, puis elle essayait de faire le tour de son « mannequin » vivant, assez vite pour joindre les deux bouts ensemble. Fatalement, elle échappait le ruban à mesurer d'avant et, confuse, elle tâchait de reprendre le manège vainement. Mon père, qui lisait sa gazette au bout de la table, réalisant la gêne de son épouse et probablement celle du client qui n'osait faire un geste, dit subitement à ce dernier : « Si tu tenais toi-même le galon sur ton ventre, ça irait mieux ! » En effet, malgré I'embarras des deux, il fut plus facile de terminer le travail. Il y avait des gestes tout a'tant que des mots tabous.

J'étais très jeune quand j'ai fabriqué un chapeau en feutre à ma poupée ; il était garni de petites fleurs… Maman ne m'a pas fait de compliments ; c'était également tabou de féliciter ses enfants, car ça pouvait les rendre orgueilleux. Par contre, je voyais qu'elle était très fière de montrer mon chef-d'œuvre aux voisines qui lui rendaient visite.

J'ai aussi appris à tricoter très jeune, mais j'ai toujours eu trop de couture pour faire les deux. Ça me servait quand même pour des garnitures, à l'occasion. Je n'étais pas vieille non plus lorsque j'ai été coudre à l'extérieur. Dans ce temps-là, on louait une couturière à 1,00 $ par jour, nourrie le midi. Je revenais chez nous pour souper. On cousait tout ce qui était possible de faire, dans les familles et pour les familles, au village ou dans les rangs. Là, je passais la semaine ; je ne revenais pas coucher à la maison.

J'avais ainsi passé une semaine à Amos, chez des cousins ; j'avais 16 ou 17 ans. J'avais fait un paletot pour le petit garçon et on m'a donné 15,00 $. J'y suis allée deux fois. Par chez nous, à la Reine, je me souviens des jeunes Bouffard : Jean-Baptiste et Gérard, à qui j'avais confectionné à chacun un paletot dans du vieux de même que j'en avais faits à mes neveux Jean-Paul et Philippe Riopel, les deux plus vieux de ma sœur Jeanne. J'ai travaillé aussi pour une femme qui faisait venir, du comté de Portneuf où il y avait une manufacture de tissage, un ballot de flanelle ; elle taillait ça pour faire des chemises, de façon la plus rudimentaire possible. Elle avait également de la flanelle foulée, c'est-à-dire traitée à l'eau bouillante pour obtenir une texture plus épaisse et plus solide ; elle y taillait des pantalons. Je cousais les vêtements qu'elle allait vendre ensuite dans un chantier non loin de chez elle. Dans une journée, j'avais cousu quatre chemises et deux pantalons.

Quelquefois, j'allais chez les gens pour les relevailles, mais sitôt la routine générale du fonctionnement de la maison accomplie, je cousais tout mon temps libre… il fallait bien gagner honnêtement mon salaire, quoi ! Dans ma proche parenté, j'y allais gratuitement ; c'était un service d'usage.

Puis, je suis allée à Joliette et j'allais d'une maison à l'autre pour coudre. Quelque temps après, je suis retournée à la Reine, continuant mon service de couture aux maisons, et j'étais rendue à Amos lorsque j'ai rencontré le vicaire de Rouyn ; il m'avait beaucoup recommandé de demander un emploi à l'Hôpital-des-Saints-Anges, récemment construit, rue Perreault-Est.


1930 - Couturière chez les particuliers. Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Rouyn-Noranda.

C'était en 1930 ; la proposition m'intéressait et j'ai écrit à la Supérieure des Sœurs Grises, spécifiant ce en quoi je pourrais être utile. Peu de temps, elle me répondit : Venez, on saura bien employer vos talents… » Quand je me suis présentée au bureau de la religieuse, elle me reçut cordialement et me dit : « Ne dites pas aux autres jeunes filles que vous venez faire de la couture, mais joignez-vous à elles durant les cours d'infirmière et vous pourrez obtenir votre diplôme… »

Enchantée d'une telle occasion, je me suis appliquée à mon travail et à la couture. Puis, j'ai été passer mes dernières années à Joliette où j'ai gradué en 1933. Devenue infirmière, je n'avais pas délaissé pour autant mon métier de couturière. Les étudiantes en ont profité plus que beaucoup : des tabliers bleus et blancs, de grands couvre-tout blancs, même des uniformes de garde-malades. Par exemple, deux infirmières achetaient du matériel pour un uniforme et achetaient un peu plus de tissu pour qu'il y en ait assez pour un troisième. Comme c'était moi la couturière, cela me restait en paiement. Il y avait une salle spécifique de couture et mes compagnes en tiraient avantage pour me faire des blouses, des robes, des jupes et même des manteaux.

Après mon mariage, ç'a été beaucoup de dépannage et les infirmières que je venais de laisser savaient qu'elles pouvaient compter sur moi. Dans le temps, on pouvait acheter facilement un patron de vêtement, ce qui me faisait gagner beaucoup de temps. On le payait 15 à 35 cents, alors qu'aujourd'hui c'est presque du luxe.

J'ai même confectionné une soutane au chapelain d'un hôpital et je n'avais pas de machine à boutonnière, alors qu'on sait que ça prenait deux douzaines et demie de boutons… au moins. J'avais décousu la vieille soutane afin d'avoir la bonne mesure et ce fut tout un travail, mais il était réussi.

Naturellement, j'ai fait mon trousseau de baptême et il était assez bien fait pour servir chez mes enfants plus tard. Il était en crêpe, garni de fleurettes tricotées au « tating » avec, comme bordure, une dentelle faite à la main par une amie. J'ai toujours habillé mes enfants à mesure qu'ils grandissaient ; très souvent dans de vieux vêtements dont la qualité avait résisté à l'usure. En magasin, je repérais des morceaux de choix dans des ventes-coupons. Tout de suite en voyant le tissu, je pouvais imaginer la partie que j'en ferais pour faire tel ou tel morceau de vêtement ou tel ou telle enfant de ma famille, ou pour moi-même ou mon mari.

Plus tard, lorsque j'ai eu une machine « zigzag », j'aimais donner une touche personnelle aux vêtements comme broder des initiales ou un sigle. Hubert (Hockey Pit Martin), lui, ressentait comme une gêne de porter les vêtements que je faisais, d'être remarqué parmi ses copains à cause de ça. Il disait « Les autres n'en n'ont pas » Finalement, il mettait le vêtement en question et recevait des compliments ; ça le réconciliait avec la couture-maison.

En 1930 à Rouyn à l’hôpital des Saints-Anges rue Perreault Est. Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Rouyn-Noranda.

J'ai toujours rendu service, dans la mesure du possible, à la parenté, à l'entourage, de même qu'aux voisines, aux amies et aux multiples organisations sociales qui avaient besoin de mes talents de couturière : théâtre scolaire, démonstration de patins de fantaisie, concours de natation, soutanes pour les enfants de chœur, surplis, etc. jusqu'à une jetée de cercueil et une garniture de robe pour une morte, commandée d'avance par la dame même qui préparait ses funérailles.

Mon travail était plutôt bénévole quand on s'arrête à compter le prix que je demandais à mes clientes pour l'exécuter. C'est incroyable comme la couture demande beaucoup de minutie, de temps et de patience. Les personnes qui ne savent pas coudre sont bien loin de penser à la somme de travail qu'il faut pour confectionner le moindre morceau de couture. Elles ne s'arrêtent pas à imaginer qu'il faut mesurer le tissu, ajuster le patron, l'épingler, le tailler, faufiler, coudre, faire l'essayage, corriger s'il y a lieu, défaufiler, ajouter une couture de finition et coudre les bords, bien souvent à la main, poser les garnitures ou faire des broderies, presser ou repasser, et combien d'autres petits détails qui prennent tellement plus de temps à faire qu'à dire.

Vraiment, on ne peut pas estimer à sa juste valeur pécuniaire des articles faits à la maison. Pourtant, il fallait bien que je m'exécute. Alors, je risquais timidement le prix de mon travail et les clientes les plus étrangères à la couture étaient heureuses de profiter de cette aubaine et ne m'auraient pas ajouté un pourboire pour tout l'or du monde. Non ! Mais c'était elles qui étaient les plus capricieuses… On m'a fait reprendre un bord de robe, sans plus, du fait que le mari de ma cliente n'aimait pas les robes longues… J'ai dû raccourcir d'un pouce.

Une autre, tout en payant la facture présentée avec gêne, en a profité pour me faire défaire une partie de la doublure de son riche manteau afin d'aller récupérer de la monnaie qui avait glissé entre les deux tissus. J'ai recousu ensuite à sa demande parce que ça lui éviterait de se mettre en frais de le faire elle-même chez elle, me dit-elle, alors que j'avais tout sous la main. Elle ne réalisait pas ou ne voulait pas réaliser qu'elle venait de me faire faire une demi-heure d'ouvrage sans charge supplémentaire pour retrouver quelques sous perdus.

À une autre occasion, la cliente a même eu le culot de sortir de sa poche de son beau manteau de fourrure une poignée de monnaie qu'elle aligna sur ma planche à repasser et qui totalisait 70 sous en me disant : « C'est tout ce que j'ai. Ma facture était un peu plus de 1,00 $. J'avais demandé peu pour lui donner la générosité de me faire le plaisir de me donner davantage… Je voulais tellement que la cliente qui partait de chez moi réalise la juste valeur de mon travail, et par elle-même, accepte de donner plus comme appréciation ; le principe de la satisfaction se traduisant par le geste généreux…

En plus de vêtements, j'ai beaucoup de morceaux d'artisanat à mon crédit, à partir des bonnes couvertures d'étoffe, aux pointes folles, à de petits tableaux d'appliqués à confection délicate. J'ai remodelé souvent des chapeaux de fourrure et même des manteaux ; ça demande beaucoup d'expérience et de doigté. On ne travaille pas comme ça dans l'ordinaire et je n'accepte pas une erreur, si minime soit-elle ; je refais mon travail alors pour le même prix.

Quand il arrivait de la mortalité, c'était la course pour les vêtements de deuil… Une belle-sœur ayant perdu sa mère ; il avait fallu dans un court temps songer à tous ces vêtements noirs à confectionner, dont les chapeaux pour une douzaine de « créatures » de la famille. Le noir étant de rigueur, il fallait inventer en un temps record toutes ces coiffures montées sur des formes de crin et qu'on habillait de paille, de soie ou de velours et qu'on garnissait de fleurs… mortuaires ou de rubans-ruchers.

Ainsi, mon métier de couturière a dépassé plus que beaucoup les cinquante ans en couture.

NOTES HISTORIQUES :

Les salaires insuffisants incitent les femmes à prendre un travail rémunéré à domicile, ce dernier permet une contribution financière à la subsistance familiale et de continuer le travail domestique. La Dépression inciteront les femmes à travailler à confectionner tricots, vêtements, etc. qui seront vendus pour augmenter le maigre budget familial.

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