octobre 2020
La fille d'Ukraine
Mary Rubec
Avant la Première Guerre mondiale (1914-1918), des immigrants d'Ukraine étaient venus, sur invitation du gouvernement canadien, s'installer sur des terres qui leur avaient été données dans I'ouest du pays pour leur établissement.
Plus tard, soit en 1928, monsieur Jos Krasowsky, père de Mary, est venu au Canada de son propre chef en vue de donner à sa famille une vie meilleure. Le frère de madame Krasowsky était déjà rendu au Canada ; il demeurait à Levak, près de Sudbury en Ontario. Il avait trouvé un emploi pour son beau-frère et lui avait envoyé son billet de voyage pour venir le rejoindre.
Mary nous raconte :
Je suis venue au monde en Pologne, à Potozcycka. La ville la plus près était Stanislas ; c'était la plus grande ville, la capitale de la région. Mon père était polonais, ma mère était moitié ukrainienne, moitié polonaise. Dans leur village de 25 000 habitants, sept familles seulement étaient polonaises, le reste, ukrainiennes. Et le monde parlait ukrainien.
La seule différence visible était que les Polonais allaient à leur église catholique romaine, à dix kilomètres de notre village. Celle-ci fonctionnait d'après le calendrier romain. Elle avait plus de célébrations pour les fêtes ; c'était plus important, plus suivi. Les cantiques et autres prières étaient en polonais. Tandis que les Ukrainiens, eux, avaient leur église orientée par le calendrier julien. La tradition voulait que les filles suivent la religion de leur père et soient baptisées à son église tandis que les garçons devaient suivre la religion de leur mère et être baptisés à son église. Alors, j'ai été baptisée à l'Église catholique romaine et mon frère, à l'Église ukrainienne.
Nous recevions au baptême un seul nom, celui du saint du jour. L'anniversaire de mon père étant le 19 mars, il a porté le nom de Joseph ; et comme je suis née le jour de l'Annonciation, je m'appelle Mary.
Chez les Polonais, la plus belle fête était la veille de NoëI. Dans notre famille, nous suivions les deux calendriers. Les repas étaient spéciaux, composés de douze mets différents. Le 24 décembre au soir, nous, les enfants, nous guettions l'apparition de la première étoile dans le ciel, et après c'était le temps du repas qui commençait.
Peu de jours avant, mon père avait reçu une lettre de ses parents, une lettre qui contenait une hostie de deux pouces carrés. Dessus, il y avait IHS, mais quand elle arrivait on ne pouvait pas le lire, car l'hostie s'était brisée en morceaux durant le voyage. Avant le repas, mon père en faisait communier la famille. Il arrivait aussi que des hommes qui n'avaient pas de famille et qui vivaient seuls soient invités à cette célébration. Après souper, nous demeurions autour de la table et, tout en mangeant des noix et des fruits, nous faisions des jeux de société, devinettes, etc., et nous nous amusions. Ce sont plus des souvenirs qui m'ont été racontés, car je ne me rappelle pas beaucoup de ce temps.
J'avais quatre ans quand nous sommes arrivés au Canada, ma mère et moi ; c'était à l'automne 1929. Mon père travaillait déjà et, quand il avait eu assez d'argent pour payer le billet de voyage à ma mère, il l'avait fait demander. Nous sommes venues par bateau. Je ne sais pas combien cela avait pris de temps, mais je sais que ma mère avait été malade durant tout le voyage. Je circulais partout sur le navire et j'apportais de la nourriture à la mère.
Nous sommes débarquées à Saint-John, Nouveau-Brunswick, puis nous avons pris le train pour Sudbury où mon père avait une job pour un an. En 1930, il a perdu son emploi. Les temps étaient difficiles pour trouver un autre travail ; nous sommes donc allés vivre à Thunder Bay (autrefois Fort William) où nous avions de la parenté et où nous sommes demeurés jusqu'en 1936.
Alors, mon père pensa aller travailler dans les mines. Il est retourné quand même voir à Sudbury, mais il n'était pas capable de rien trouver. Quelqu'un lui a dit : « Il y a des mines qui s'ouvrent dans la région de Rouyn. Alors mon père a décidé d'y venir, et il a trouvé un emploi à la Waite Amulet.
Après quelques semaines, quand il a eu assez d'argent, il a payé pour faire venir ma mère, mon frère et moi - car j'avais un petit frère né à Thunder Bay. Mon père a loué des chambres avec une autre famille pendant qu'il cherchait un loyer plus grand. Deux mois après, il a trouvé un logis sur la 8 e avenue, à Noranda. Après une courte période, il a eu assez d'argent pour faire un premier paiement sur l'achat d'une maison ; elle coûtait 1 200,00 $ et il a donné 600,00 $, et fait des versements tous les mois pour le reste.
J'ai commencé mon High School à Noranda, situé sur la 5ème rue. Tous les cours se donnaient là. En 1940, on a construit une autre école, qui s'appelait Noranda High School, pour le secondaire. C'était une école protestante.
En Ontario, les écoles sont publiques. Tout le monde peut aller à la même école. Il y avait aussi les écoles séparées, mais c'était pour les personnes qui pouvaient payer. La plupart des élèves allaient à la Public School. Quand je suis arrivée ici, je ne savais pas que la province de Québec était différente des autres provinces du Canada, différente de Fort William, de Sudbury… On a accepté les livres de j'avais.
Mes parents étaient catholiques romains, mais la pratique de la religion n'était pas très importante chez les immigrants. Pour commencer ; la préoccupation des parents était d'abord de trouver un emploi. Tant qu'il n'y eut pas assez d'Ukrainiens pour avoir leur propre église, les Ukrainiens n'allaient pas à d'autres églises. La même chose pour les autres nationalités étrangères. Après la Deuxième Guerre, lorsque sont arrivés plus d'immigrants, on put bâtir des églises pour les besoins des ethnies.
En 1941, j'ai gradué en 11 ème année. Je ne savais pas parler français, mais j'avais appris quelques mots aux écoles d'Ontario ; une fois ici, j'avais hâte d'aller à l'école pour savoir parler le français. J'ai été déçue parce que le High School enseignait seulement le vocabulaire. Je pouvais dire : table, chaise, bureau, lit, etc., mais pas parler français, pas faire de conversations.
Durant les vacances, j'ai travaillé chez Luk's, un magasin de linge, avec Marguerite Laferté, mais le patron parlait anglais et Marguerite parlait anglais avec moi. Même chose quand j'ai travaillé au Kresge. Parce que je ne pouvais pas parler français, on ne me donnait pas la chance d'essayer. Le patron lui-même était anglais. Tout le monde savait l'anglais et le parlait avec moi.
Je voulais suivre un cours d'infirmière, dans une école de Montréal, mais j'étais trop jeune pour être acceptée. Alors j'ai gardé les enfants d'une dame qui était infirmière ici, à l'hôpital Youville. Comme je ne voulais pas attendre un an pour avoir mon entrée dans une école, elle a décidé d'écrire une lettre à l'école où elle avait gradué ; c'était à I 'hôpital Hôtel-Dieu, tenu par des Sœurs, à Cornwall, en Ontario. Elle a envoyé une lettre de recommandation. J'ai fait application et j'ai été acceptée.
Mais j'ai trouvé Cornwall si différent de Rouyn-Noranda, je m'ennuyais tellement… Mes parents n'étaient pas heureux que je sois partie si loin de chez nous ; et quand je suis revenue pour mes vacances, en septembre, ma mère ne voulait pas que je retourne. Elle m'a dit : « Tu peux trouver quelque chose à Rouyn. » Je lui ai répondu que si je trouvais pendant mes vacances, j'accepterais ; sinon, je retournais. Et j'ai trouvé un emploi à la mine Noranda, au laboratoire d'analyse.
À ce temps-là, les hommes partaient pour la guerre et on les remplaçait par des femmes. Surtout dans les bureaux de la compagnie, où les femmes pouvaient faire le travail. Je ne suis pas retournée à Cornwall. Ç'a été la fin de ma carrière d'infirmière. Maintenant, je comprends pourquoi on demande 18 ans aux étudiants : je n'étais pas assez adulte.
En 1943, je me suis mariée avec Steve Rubec, un Ukrainien. Mon mari m'a dit : « Tu dois quitter ton ouvrage parce que j'ai besoin de toi toujours." Son père était propriétaire de la laiterie Northern Dairy, mais il a transféré ses affaires, l'année suivante, à deux de ses garçons : I'aîné et le benjamin. Déjà le 2ème était chimiste et travaillait pour le gouvernement à Ottawa ; et le 3e faisait de l'arpentage pour la mine Noranda. J'ai travaillé avec mon mari à la laiterie. Je m'occupais des livres et je recevais le lait qui arrivait par le train. Je lavais tous les bidons, je charroyais le bois pour chauffer la fournaise de la bouilloire pour la stérilisation. Je servais aussi au comptoir, car il y avait des clients qui venaient acheter du lait ou de la crème directement à la laiterie, en pinte ou en chopine. On vendait aussi au demiard, mais ça, c'était pour la crème. La pinte de lait se vendait dix sous.
Il n'y avait plus de vaches à s'occuper dans le temps ; on achetait le lait d'Earlton ou Anglehart, en Ontario. C'était aussi l'époque des chevaux et des voitures, qui allaient chercher les bidons de huit gallons arrivés par le train de quatre heures p.m. Nous avons eu jusqu'à quatre chevaux en service, mais I'un étant malade on en a gardé trois pour les besoins de la laiterie. Tous les jours, ces trois chevaux étaient attelés chacun à une voiture remplie de caisses contenant des bouteilles de lait et de crème. Ces bouteilles étaient en verre épais. Il y avait une machine spéciale pour pasteuriser. La vente se faisait de porte à porte dans toute la ville.
Puis les chevaux ont été remplacés par des camions. Le commerce s'est étendu aux alentours, d'ici jusqu'à Cadillac. On servait surtout les épiceries, les restaurants, les hôtels, mais ce n'était pas avantageux, car, aux premiers temps, les chemins étaient boueux et les camions tombaient en panne ; il fallait en envoyer un autre pour le dépanner.
Puis on a commencé à voir s'installer plusieurs laiteries en ville (dix, je crois). Petit à petit, elles ont disparu jusqu'à ce qu'une plus grosse laiterie, la Dallaire, s'empare du commerce en achetant le lait à son tour.
En 1956, mon mari, qui était associé avec son frère, a décidé de lui vendre sa part et d'aller travailler à la mine Quémont comme électricien. Dans ce temps-là, on ne demandait pas de diplôme pour remplir un travail. À la laiterie, il fallait savoir beaucoup de choses pour se dépanner et mon mari avait cette expérience. Il a travaillé sous la terre à la maintenance. Cela a duré huit ans avant que la mine ferme. Comme il avait plusieurs maisons à loyers et qu'il s'en occupait lui-même, il a laissé son emploi pour vivre de ses loyers.
À ce moment-là, mon beau-frère avait racheté la Noranda Dairy. Avec cette compagnie, il avait une machine à fabriquer la crème glacée molle. Au bout d'un an, Eplett d'Ontario a acheté à son tour la laiterie de mon beau-frère, mais celui-ci a gardé la machine pour la crème glacée molle et il a construit un poste pour la vendre. Il a continué avec ce commerce.
Au premier temps de notre arrivée, il y avait déjà beaucoup de gens de toutes nationalités et nous avions des salles pour la culture, une chorale et autres organisations. Mon mari jouait de la mandoline et du violon. Nous donnions des leçons de danse folklorique aux enfants, nous avions même une école pour enseigner la langue. Nous avions un petit théâtre et nous organisions des concerts que nous allions produire à Val-d'Or, Kirkland Lake, partout, avec la troupe. Toutes ces activités occupaient notre temps après le travail, et nous avions hâte de finir la journée pour aller à ces loisirs.
Les Polonais et les Ukrainiens aiment chanter, danser et faire de la musique. Les principaux instruments sont la mandoline, le violon et l'accordéon. Chez les Rubec, il y avait un piano, parce que madame Rubec voulait que ses enfants apprennent cette musique. Pourtant, ce sont des leçons de mandoline et de violon que mon mari a bien voulu suivre de monsieur Aimé Migneault, professeur et marchand de musique, sur la rue Principale.
Après mon mariage, nous avons hérité du piano et j'ai pris des leçons à mon tour pendant deux ans ; mais je trouvais que les pratiques étaient trop longues et bien d'autres choses m'intéressaient plus que ça.
Il y avait une église russe située non loin de l'église ukrainienne. Maintenant, c'est devenu propriété de la municipalité, de Rouyn-Noranda et converti en musée religieux. Notre église ukrainienne est encore sur la rue Mercier. Elle est desservie par Mgr Léo Tchaika, qui demeure à Val-d'Or et qui vient faire le service chaque semaine, le samedi ou le dimanche. Il y a quelques Canadiennes qui viennent à cette église.
Dans les années 1960-1970, alors que les jeunes partaient pour les universités et ne revenaient plus, nos compatriotes, qui avaient souffert en Europe des conflits politiques, craignaient de subir le même sort au Québec et préféraient déménager ailleurs avant des coups d'éclat. Mon frère est parti en Ontario. Moi aussi, je voulais partir, car nos amis de l'extérieur nous invitaient à aller les retrouver, mais mon mari n'a pas voulu.
Les nôtres sont partis peu à peu et ce sont des Québécois qui habitent mon voisinage. Si je voulais parler à quelqu'un, il fallait bien que je parle le français avec eux et c'est là que je I'ai appris. J'ai aussi œuvré avec les Dames Auxiliaires, à l'hôpital Youville, et ça m'a un peu aidée à parler français ; mais encore là, elles parlaient plus souvent anglais.
Je reviens à nos fêtes religieuses, celle de Pâques, en particulier. Elle était très importante. Nous commencions au premier mardi du carême à décorer des œufs. Ils étaient embellis de dessins de toutes les couleurs ; c'était très long à faire, un peu comme le batik avec de la cire. Nous les mettions dans un grand panier, comme décoration, avec d'autres nourritures faites spécialement pour ce dimanche de Pâques. Les femmes les apportaient à l'église devant l'autel pour les faire bénir. On les rapportait ensuite à la maison pour faire un grand festin et on échangeait les œufs entre les parents et amis de l'entourage. Tout ça est passé de coutume maintenant, mais je conserve encore des œufs de cet ancien temps. Même que j'ai reçu des œufs décorés comme autrefois. Ils sont en bois très léger.
J'ai eu le malheur de perdre mon mari, dernièrement, et des amis rendus à Sainte-Catherine, Ontario, voudraient bien que j'aille vivre dans cette ville. Mais à mon âge je ne suis pas décidée encore. Après que j'aurai tout remis à l'ordre dans mes affaires, je vais relaxer et vivre.
Jusqu’aux années 1960, les immigrants d’origine européenne ont constitué une part importante de la population de Rouyn-Noranda. Les Polonais forment le groupe le plus important parmi ces immigrants durant les années 1940 et 1950 suivis des Ukrainiens et des Italiens. Ces immigrants sont à l’époque appelés "Fros" par les Canadiens français de la région, diminutif du terme anglais "foreigners" qui signifie étrangers.
Partager Facebook