février 2020

La fleuriste

Mariette Thibault-Jalbert

Comme toutes les jeunes filles de mon temps, j'étais passée par l'École Normale (à Ville-Marie) puis j'ai pris un cours commercial et j'ai travaillé dans des bureaux. Mon premier emploi fut à Northern Power.

Les plantes m'ont toujours fascinée et devenir fleuriste fut ma hantise de longue date. À l'école, nous avions appris les rudiments de la botanique, de la zoologie, etc. Tout le monde passait par là. Moi j'aimais surtout l'histoire des plantes, la composition de leur structure, le plaisir de faire germer une fève, de semer une graine, de planter une carotte… Voir pousser tout ça, le mystère de la croissance m'enchantait…

Quelque temps après mon mariage, je me suis arrêtée à l'idée qu'à Rouyn il n'y avait pas de commerce de fleurs. Il y en avait un à Noranda, cependant, et de temps à autre mon mari arrivait à la maison avec une rose ou une marguerite… Cela me faisait rêver… Mon Dieu ! J'aimerais avoir un commerce de fleurs ! Alors une bonne journée, soit en septembre 1950, nous nous sommes organisés pour ouvrir un magasin de fleurs sur la rue Perreault Est, au numéro 48, face à l'hôtel Plaza. Naturellement, j'avais été suivre un cours de fleuriste dans une école spécialisée ; c'est là qu'on vous donne les adresses des Maisons qui sont aptes à vous fournir des fleurs pour votre commerce.

Pour nous, de Rouyn, vu les grandes distances qui nous séparent de grandes villes du Québec, celles qui pourraient nous approvisionner : il était préférable que nous nous adressions en Ontario pour commander des fleurs. [CD1] Le marché était plus avantageux à cause du climat de cette province, ce qui nous permettait un meilleur prix et un meilleur choix de plantes. C'était à Port Dover, Brenton, où nous allions, car là se trouvaient les plus grandes serres du Canada.

Dire qu'aujourd'hui elles n'existent plus ; le marché est complètement discontinué. Ce n'est plus rentable à cause de transport actuel qui est devenu une chose tellement facile… l'avion et le cargo viennent directement de leur pays respectif, les glaïeuls nous arrivent de Floride, les orchidées, directement du Mexique… Alors les serres d'ici ne cultivent plus que des fleurs d'ici, en saison régulière. Le reste est importé directement.

Notre premier magasin était passablement grand. La clientèle ? Les premières commandes qu'on nous faisait étaient : une douzaine d'œillets à 1,50 $… trois douzaines de roses pour 5,00 $… une « bunch » de pompons pour 1,00 $…

Au début, il n'y avait pas beaucoup de morts ; notre population était plus jeune et moins nombreuse. On comptait un décès ou deux par mois dans nos villes-sœurs, suite à une maternité, une maladie ou un accident, des petits bébés mouraient…

Le gros du marché pour les fleurs s'ouvrait surtout pour les naissances… pas à l'heure du baptême, non ! On venait chercher des fleurs directement au magasin et on allait les porter soi-même à l'hôpital. Ça ne semblait pas aussi obligatoire d'acheter des fleurs pour la cérémonie du baptême.

Aux décès, même les gens qui n'avaient pas l'habitude d'acheter des fleurs trouvaient que c'était important de le faire à cette occasion. Nous leur vendions des couronnes, des croix, des cœurs dans un montage de fleurs ; pas question de fleurs en bouquets comme on voit aujourd'hui. Nous faisions de petites gerbes de fleurs en bouquets seulement pour les bébés, les enfants. Pour les adultes, généralement des couronnes. C'était extrêmement populaire… Pensez donc ! Avec une couronne, on allait droit au ciel ! En Europe, ce sont aussi des couronnes ou des cœurs, mais faits de petites perles-rassades ; c'est très rare qu'on verra des arrangements comme ça par ici en corbeilles de fleurs.

Pour les mariages, il y avait toujours le traditionnel bouquet de la mariée, mais pour les grands mariages, c'était beaucoup plus que ça !... La mode voulait que la mariée ait un gros bouquet de fleurs : roses, lys ou calas. Puis il y avait les mères des mariés qui portaient un bouquet de corsage tandis que les pères ou les témoins avaient une boutonnière… On fleurissait les filles d'honneur, la bouquetière, les garçons d'honneur ou les placiers à l'église et à la salle de réception.

Le bouquet de la mariée pouvait être remplacé par le Livre d'Heures, sorte de missel blanc sur lequel était inscrit « Souvenir de mon mariage ». Mais la mariée ne pouvait s'en servir pour suivre la cérémonie de son mariage et pour cause : il était ficelé par de multiples rubans qui retenaient en plusieurs nœuds de petits boutons de rose retombant en cascade. Mais ça faisait très joli… Comme dans tous les bons mariages du temps, on ne s'en servait qu'après, pour les autres messes.

Autrefois, alors que tout le monde connaissait tout le monde dans nos villes-sœurs, il y avait beaucoup de soirées sociales et des bals dans les meilleurs hôtels. Nous vendions beaucoup de corsages pour l'occasion de différentes fêtes, de même que des boutonnières ; c'était le complément de la robe longue ou du « tuxedo » qui était de rigueur. Mais cette mode est disparue, bien que ça se voit encore dans les mariages : les proches parents ont des fleurs et la nouvelle épouse préfère une seule rose ou une branche de marguerites… des fleurs les plus champêtres possible et sans ruban.

Les mariages des années 50 n'étaient pas encore très nombreux. Quand il y en avait une dizaine dans un an, c'était tout. Nous, on surveillait ça dans les bulletins paroissiaux de Saint-Michel et de l'Immaculée-Conception ; les promesses de mariage c'était notre barème. Nous lisions les rapports annuels distribués en fin d'année : 19 morts, 10 à 12 mariages, 20 naissances…

Généralement, il fallait une heure pour fabriquer un bouquet de mariée. On choisissait les fleurs, les fougères qui allaient agrémenter, les rubans, etc. Nous avions du temps pour les composer alors que pour les décès, c'était toujours une chose de dernière minute ; ça pouvait nous être demandé en plein Jour de l'An au matin ! Et là il fallait qu'on te réveille tout de suite pour envoyer la commande… ça pressait ! La difficulté en hiver était que les fleurs risquaient de nous arriver gelées. C'est l'Express qui transportait les plantes, mais si ça restait trop longtemps sur le quai de la gare, au départ ou à l'arrivée, il y avait des risques. Les emballages étaient faits de papier journal couvrant des boîtes cirées, chose qui ne valait pas le matériau d'isolement d'aujourd'hui pour la protection des fleurs.

La clientèle du début était tout de même restreinte. Nous faisions des livraisons de fleurs à Noël, à Pâques, de temps en temps à l'occasion d'anniversaires, de fiançailles ou quelque chose de spécial. Il y avait aussi des cas traditionnels et ce n'était pas les gens qu'on aurait pu imaginer qui achetaient des fleurs. Non, les personnes les plus en moyens, elles achetaient en cadeau n'importe quoi à part les fleurs… Des fleurs, c'était trop éphémère ; ça ne leur disait rien. Elles auraient offert du chocolat, un bibelot, un petit bijou ou quelque chose du genre. Mais pour les gens sentimentaux, c'était des fleurs.

Vers 1970, la vogue des fleurs séchées est apparue. Puis, en 1973, les plantes vertes, renommées pour dégager de l'oxygène, ont commencé à faire leur entrée sur le marché.

Comme fleuriste, il fallait naturellement savoir le nom des fleurs, des plantes que nous vendions, et nous devions être en mesure de donner quelques directives sur le mode d'entretien. D'ailleurs, les grossistes nous fournissaient des fléchettes de carton pour chaque plan et qui portaient le nom et la manière de faire durer les vivaces.

Pour les fleurs, les connaissances du public en général étaient assez restreintes. La documentation n'était pas très poussée. On connaissait leur nom depuis les études scolaires, mais j'ai dû quand même donner assez souvent des cours… accélérés à ma clientèle. Des gens arrivaient au magasin et, montrant une certaine fleur dans la vitrine-glacière, me disaient : « Je voudrais avoir cette rose-là… » Ou encore « Je voudrais avoir un bouquet de roses comme « ça »… ». Alors qu'en réalité cette rose-là était un glaïeul ou toute autre fleur, et… ce bouquet de roses-là était composé de pompons ou d'œillets, etc. Pour eux, cependant, tout semblait se résumer à la rose (l'important, c'est la rose…). Alors je prenais la…dite rose ou le bouquet de roses en question en donnant des explications sur le vrai nom de la ou des fleurs, et les différences avec la rose proprement dite. Je puis donc dire que j'ai vu « ça » rituellement presque tous les jours à venir jusqu'à… l'implantation de nos cégeps. Là, « ça » a été toute une révélation sur les fleurs. Ç'a été aussi toute une autre génération.

The Flower Shoppe, propriétaire Harry Kemp, au 163, avenue Carter à Noranda. Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Rouyn-Noranda.

La botanique a commencé à être enseignée d'une manière plus approfondie. Les étudiants venaient chercher de vieilles fleurs pour les inventorier, les disséquer, les connaître dans toutes leurs parties. Les jeunes filles et les jeunes garçons venaient acheter une rose, une marguerite à l'unité, ce qui ne s'était jamais fait avant. La génération ancienne achetait à la douzaine. Souvent le garçon amenait sa petite amie ; il prenait une rose, un iris ou une jonquille, l'embrassait, s'extasiait devant elle… Ils l'ouvraient jusqu'au cœur… Ils l'avaient étudiée et ils l'aimaient. Nous assistions à l'évolution du comportement d'une génération nouvelle devant les fleurs.

Autrefois, les fiancés envoyaient porter des fleurs à leur bien-aimée. Ils ne venaient même pas les choisir, mais les commandaient par téléphone et les faisaient livrer à domicile. Elles arrivaient à la maison dans une boîte avec une carte du donateur.

Nous avons tenu ce commerce durant vingt-cinq années consécutives et deux ans plus tard, nous étions en service sept jours par semaine et je dirais que c'était le dimanche surtout qui était le plus occupé. On ne pouvait jamais proposer une sortie, car c'est à ce moment-là qu'une commande arrivait… Puisque c'était notre commerce, il ne fallait pas perdre ces ventes.

Lorsque nous avons vendu notre commerce, cela nous a coûté beaucoup. Nous étions attachés à ce métier qui nous tenait à cœur. Depuis plusieurs années, nous demeurions juste au-dessus de notre magasin en face du salon mortuaire Fleury (1996). S'il y avait une commande qui arrivait en dehors des heures régulières, je n'avais qu'à descendre, même en robe de chambre… et je remontais aussi vite que possible reprendre ce que j'étais à faire.

En vendant notre commerce, nous avons déménagé du même coup sur une rue passablement éloignée du centre-ville. Or, voilà que deux ans après cette vente, les nouveaux propriétaires nous demandent de reprendre le magasin pour deux ans… C'est là que nous avons constaté à quel point nous étions prisonniers de notre métier. Oui, au retour, j'ai trouvé ça é-pou-van-ta-ble ! J'ai réalisé comment nous avions été captifs. Les dimanches, par exemple, alors que nous lisions le journal ou suivions la célébration de la messe à la télévision, le téléphone sonnait : « Ma mère est morte. Pouvez-vous nous arranger un coussin de fleurs ? Elle sera exposée cet après-midi à deux heures… » Là plus question de descendre en robe de chambre ; il fallait s'habiller, sortir la voiture par n'importe quelle température, aller au magasin pour un temps indéterminé, car d'autres commandes ne tardaient pas à entrer et il ne fallait pas compter sur les employés… ils étaient indépendants. Aussi, lorsque nos deux années furent écoulées, nous avons remis le commerce à qui de droit. Notre nostalgie première n'est pas reparue… nous en étions guéris.

Ce fut quand même une belle carrière ! Fleurie ! Parfumée ! Pas comme on pourrait le croire, parce que lorsque les fleurs sortent de leur glacière à 38 degrés, leur parfum est complètement conservé dans l'état léthargique de la fleur ; elles ne sentent absolument rien.

Nous vendions en dernier de 6 000 à 7 000 fleurs pour la Fêtes des Mères, de même que 300 à 500 autres en pots, prêtes à être livrées. Notre slogan était : « Laissez les fleurs parler pour vous. » Comme l'artiste-peintre, l'intéressant était que nous ne faisions jamais deux fois la même chose exactement. Aucun bouquet, aucune couronne n'est identique, même avec les mêmes sortes de fleurs.

NOTES D'HISTOIRE

De nos jours on importe des fleurs coupées de la Hollande mais aussi d'Israël, de la Californie et encore comme autrefois de l'Ontario. Cependant les temps changent, le marché des fleurs est aujourd'hui contrôlé par des pays comme la Colombie et l'Équateur. Le transport des fleurs s'effectue par avion, puis par camion réfrigéré, après plusieurs milliers kilomètres parcourus elles se retrouvent chez les fleuristes.

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