février 2020

La ruée vers l'or par les chemins d'eau

Marcel de la Chevrotière

Le bateau Cléricy sur la rivière. Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Rouyn-Noranda.

Au début du présent siècle, les premiers moyens de communication dans le comté de Témiscamingue s'effectuaient généralement en canot sur les différents lacs et rivières de la région. Beaucoup de gens traqués par la conscription de la guerre 14-18 avaient « pris le bois » par leurs propres moyens et dans des chemins qui leur convenaient. De même, certains aventuriers, des garde-feu, des chasseurs - dont les Indiens - parcouraient ce coin de pays, suivant le but de leur voyage, sans aucun tracé de route officielle ou vraiment connue. Pour faire une rétrospective de la navigation opérée par la famille de la Chevrotière, retournons quelques années en arrière.

Mon père, Alfred de la Chevrotière, qui était dans la vingtaine, venait de terminer ses études ; c'était en 1917. Comme la guerre était déclarée depuis 1914, elle l'a aussitôt conscrit et il fut enrôlé et envoyé en Russie, à Vladivostok avec un régiment en garnison pour deux ans. Lorsque ces jeunes soldats se sont embarqués à Victoria, ils ne savaient pas que l'armistice était alors signé… autrement ils n'y seraient pas allés. À son retour, mon père cherchait à se trouver du travail. Il rendit visite à son frère Édouard, arpenteur-géomètre, établi à Ville-Marie au Témiscamingue.

Au sud de ce comté naissaient des villages nouveaux et les constructions allaient bon train. Les de la Chevrotière décidèrent d'installer un moulin à scie sur les bords du lac Témiscamingue. Et voilà que dans les années vingt, un prospecteur minier, Edmund Horne, découvre une importante mine d'or et de cuivre dans le canton Rouyn, tout au nord du comté de Témiscamingue. Comme Ville-Marie était le rendez-vous de bien des gens, on parlait beaucoup de cette découverte minière importante, faite au nord du comté de Témiscamingue… Plusieurs rêvaient d'aller tenter leur chance dans ce nouveau « Klondike », mais comment y parvenir ? Il n'y avait pas de chemin de fer… pas d'autres chemins non plus.

Mon père et mon oncle Édouard ont alors organisé une ligne de navigation régulière qui ferait le transport des voyageurs et des marchandises vers cette source de richesse nouvellement découverte. Mais ça ne s'est pas fait instantanément ; mon père est retourné à Lotbinière où ses parents vivaient… c'était vers 1922. Là, dans un petit atelier, on a mis en construction le premier bateau de la Compagnie de Navigation de la Chevrotière ; c'était le Rouyn. Il fut mis à l'eau à cet endroit même, en direction de Montréal, d'où on l'envoya par fret à Haileybury, en Ontario. On le mit ensuite sur le lac Témiscamingue qu'il traversa pour atteindre, de l'autre côté, Ville-Marie, port d'attache des frères de la Chevrotière.

À partir de ce temps, suivant les besoins, les voyages s'organisaient de sorte que lorsqu'il y avait assez de voyageurs et de marchandises pour emplir le bateau et son chaland, on s'embarquait par voie d'eau. Comme il fallait plus d'un bateau et d'un chaland à cause des rapides à passer, les de la Chevrotière construisirent un deuxième bateau à Ville-Marie : le Cléricy.

Le bateau Rouyn amarré au quai. Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Rouyn-Noranda.

Il y avait un autre frère de mon père : l'oncle Louis, arpenteur-géomètre lui aussi, qui était venu dans la région pour la division des cantons ; peut-être était-il alors dans le canton de Cléricy et il aurait été invité à baptiser le nouveau bateau. Un autre bateau avait aussi été acheté à Amos et il portait le nom d'Amos. Il y en eut encore un autre : le Saint-Bruno.

Mon père avait engagé M. Joseph Dumulon pour s'occuper des relais ; il avait fallu installer des postes aux différents rapides qu'on ne pouvait franchir par eau. Des écuries avaient été construites à ces portages et des chevaux y étaient gardés en permanence, de même que des hommes pour s'en occuper et voir au transport des marchandises d'un chaland à l'autre, lequel se trouvait de l'autre côté du rapide. Les voyageurs devaient laisser le bateau et portager dans un sentier, à travers la forêt, la distance nécessaire pour éviter le rapide. Rendu de l'autre côté du rapide, tout le monde s'embarquait dans l'autre bateau ancré là et qui les attendait pour continuer la route. C'est dans ces circonstances que mon père a rencontré sa future épouse, ma mère, qui était l'ainée de la famille Dumulon.

Mes parents s'étaient épousés en octobre 1924, alors que la famille Dumulon demeurait près du lac Rouyn - probablement depuis 1923. Comme il n'y avait ni prêtre ni église sur place, ils étaient retournés à Ville-Marie pour se marier ; ce qui faisait dire à ma mère qu'ils avaient fait leur voyage de noces avant de se marier.

Le grand-père Dumulon avait établi un petit magasin et il devait aller chercher des provisions avec bateau et chaland pour fournir sa clientèle. Malheureusement, peu habitué au transport, dès son premier voyage il créa une fausse manœuvre dans un rapide et son chaland chavira avec sa charge, entraînant du même coup le bateau au fond… Ce fut une perte complète pour la Compagnie de la Chevrotière. Monsieur Dumulon devait mourir peu de temps après.

Les de la Chevrotière avaient engagé, au début, un cousin, Ferdinand Lair, qui était un très bon mécanicien. Il était utile autant pour le moulin à scie que nous avions à Ville-Marie que pour les bateaux. Dans ce temps-là, les automobiles commençaient à circuler et je crois que les de la Chevrotière avaient obtenu une agence d'une compagnie pour vendre des voitures ; ça devait être Ford.

Le père de Ferdinand était lui-même constructeur de camions et d'automobiles. Son fils Ferdinand travaillait pour lui, à Montréal, et il s'occupait de vendre les autos et les camions de son père. Il avait accepté de venir à Ville-Marie pour travailler : une route de terre se construisait de toute urgence et, avec l'arrivée des automobiles, on cherchait à battre un record de vitesse. C'était à qui parviendrait à Rouyn le plus vite. Le cousin Ferdinand y a trouvé la mort… Il laissait son épouse et quatre enfants.

La Cie de la Chevrotière a maintenu son chemin de navigation durant trois ans. Le dernier hiver où les bateaux et les chalands ont été remisés sur les bords de la « landing » du lac Rouyn, ils furent incendiés. Un voleur avait tenté de soutirer de l'essence du réservoir… Sans réfléchir, il aurait allumé une cigarette et ce fut l'explosion ! Tout y a passé. Le type a été brûlé à la tête et a dû être hospitalisé.

Les chemins de terre s'ouvrant de plus en plus de tous bords et de tous côtés, et le train étant rendu sur place, les chemins d'eau devenaient moins nécessaires… N'ayant pas d'assurances, la Cie de Navigation de la Chevrotière cessa d'exister. Mon père et sa jeune famille retournèrent vers Lotbinière et s'installèrent dans un village voisin : Deschaillons. Réalisant que la berge du fleuve Saint-Laurent était en argile, mon père se mit à fabriquer des fours pour faire des briques, et une nouvelle industrie commença. Le commerce allait si bien qu'on fournissait même Québec, Trois-Rivières et Montréal.

Arriva alors la Crise de '29. La construction cessa et le marché de la brique tomba à l'eau. Les briques ne trouvaient plus preneur… elles restaient sur le quai. Ce fut la faillite. L'argent gagné à la navigation y a passé. Cette fois, c'est à La Sarre que mon père déménagea tout près d'une rivière ; inutile de dire que cela lui donna le goût de se construire un autre bateau. J'avais alors 14 ou 15 ans, et j'étais au collège. En janvier, je suis tombé malade et suis revenu à la maison. Mon père en profita pour se faire aider. Il n'était pas un homme qui parlait beaucoup ; toutefois, je me rappelle qu'il m'avait dit que le bateau que l'on était à construire ressemblait au premier qu'il avait fait, le « Rouyn ».

Comment s'effectuaient les premiers voyages par voie d'eau, au Témiscamingue, à partir d'Angliers jusqu'au nord de ce même comté, soit à Rouyn ? En résumant ici des notes prises au livre du curé fondateur Albert Pelletier, « J'ai vu naître et grandir ces jumelles », nous en aurons une petite idée :

" Partant d'Angliers, nous voguons pendant six heures sur l'imposant lac des Quinze et, vers onze heures, nous doublons la Pointe-des-Sauvages ; un poste de garde-feux à gauche, l'île de Brown à droite, et le bateau s'engage dans l'Outaouais…

À douze mille en amont de la rivière se trouve le rapide de l'Esturgeon qu'il est impossible de franchir. On décharge le contenu du bateau. Le portage à une distance de trois quarts de mille et la journée est fort avancée lorsqu'on termine le transport.

Je passe la nuit dans un camp de garde-feux bâti à quelques pieds de la rive.

Sur une distance de soixante-cinq milles, nous suivons l'Outaouais, puis la Kinojévis. À trois heures de l'après-midi, nous arrêtons au poste des garde-feux pour nous engager dans un étroit ruisseau. Il nous reste à franchir le lac Rouyn - deux milles environ - et nous arrivons à destination.

Dans un autre extrait du même livre, Mme Irène Dumulon, mère de Marcel de la Chevrotière, apporte son témoignage à l'histoire du temps :

Les de la Chevrotière ont construit une maison de résidence, sur les bords du lac Rouyn, à l'endroit qui se nommera la «Landing» pour longtemps. La maison que nous avions construite pour la compagnie, près du lac Rouyn, était une grande bâtisse de 60 pieds x 45 pieds. C'était l'endroit où les employés pouvaient se retirer pour se laver et pour coucher, même qu'ils mangeaient chez nous.

La compagnie avait un gros bateau : le Cléricy qui pouvait loger une trentaine de passagers. Elle avait aussi d'autres petits bateaux. Le gros bateau était à vapeur. De Ville-Marie à la baie Gillies (près de Latulipe), c'était le transfert en camion ou en automobile. Le voyage durait deux jours pour se rendre à Rouyn.

Près du lac Rouyn, à la Landing proprement dite, il y avait un magasin général ; et ça se comprend, puisque c'était l'endroit où arrivaient les bateaux avec les voyageurs et les marchandises. Un embryon de village se formait déjà autour du lac et à l'endroit du présent cimetière Saint-Michel de Rouyn. Un terrain avait été zoné par un agent d'immeubles : un plan comprenant des rues ; déjà la Church Street y était indiquée. Le fossoyeur du temps, Lionel Dagenais, avait même trouvé un bâton planté en terre sur lequel il y avait d'inscrit ce nom de Church Street. Le nom de Mercier était mentionné comme étant celui du futur village (c'était le nom du ministre de la Colonisation du temps).

Cependant, la distance qui séparait l'endroit de la mine Noranda était toujours un inconvénient et les gens auraient préféré établir leur quartier près de la mine, ce qui n'était pas permis par la compagnie. Aussi, plusieurs se rapprochèrent en s'installant sur les rives du lac Osisko, face à la mine, puisque l'autre côté était déclaré ville fermée. Petit à petit, on déserta les bords du lac Rouyn pour venir s'agglutiner près du lac Osisko ; on se bâtissait sans aucune symétrie, mais plutôt à la « va comme - je-te-pousse », sans rue, sans bornes assises officiellement. Un jour tu dressais ta tente en pleine forêt et, le lendemain matin, tu te réveillais avec des voisins autour. Toute la nuit, on avait abattu des arbres, on avait scié, cloué, assemblé, et un « shack », était né… des « shack s» étaient nés !... Il n'y avait alors personne pour légiférer.

La maison Dumulon, qui était auparavant le « shack » du garde-feu Doyon, et qui fut le premier presbytère, a abrité aussi le premier bureau de poste."

NOTES D'HISTOIRE

En 1923, le train du Canadien Pacifique amène colons, bûcherons et prospecteurs jusqu'à Angliers au Témiscamingue. Des compagnies de navigation organisent un système de transport de passagers jusqu'à la zone minière de Rouyn via les lacs des Quinze et Simard et les rivières des Outaouais et Kinojévis.

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