septembre 2020

La travailleuse aux cent emplois

Émilienne Bolduc-Bureau

Je suis venue à Rouyn-Noranda pour la première fois en 1929. Je partais de Saint-Bruno-de-Guigues. Maman venait au marché et, les premières fois que je suis venue, c'était avec elle.

Depuis 1927 qu'elle faisait le marché l'été, dès l'ouverture des premiers chemins, car durant l'hiver c'était fermé et on passait par le lac Témiscamingue pour aller prendre le train à Haileybury ; on changeait à Swastika et on arrivait à Rouyn.

J'ai vu partir le camion pour le marché à une heure du matin, pour arriver vers quatre heures et demie de l'après-midi. Le marché était situé voisin de l'hôtel Nickel Ranch et près du Kresge. Là, il fallait débiter la viande, étaler les aliments à vendre sur les comptoirs. Nous arrivions le vendredi après-midi, et c'était ouvert le soir jusqu'au départ du dernier client, vers 10 ou 11 heures du soir, et bien des fois passé ce temps. D'ailleurs, tous les autres magasins étaient ouverts, eux aussi, dans ce temps-là, jusqu'à 11 heures et même minuit, surtout dans le temps des Fêtes. À NoëI, pour les employés qui voulaient aller à la Messe de Minuit, c'était presque impossible.

Au début, je travaillais chez Donat Thibault, de Thibault & Frères. Il était marié et ses frères Sabin, Charles et Georges demeuraient avec lui. Je faisais alors tout ce qu'il y avait à faire dans cette maison : cuisine, réponse au téléphone et à la porte, lavage à la planche et à la cuve. Les Thibault n'étaient pas riches, dans ce temps-là, et quand il pleuvait, il nous mouillait sur la tête dans la maison. Je me disais : « Ils ont pourtant des matériaux dans leur magasin pour réparer cette maison-là ! » Mais ils se contentaient de placer des chaudières et des plats vis-à-vis des gouttières.

Les demoiselles Thibault sont venues à Rouyn à leur tour et j'ai perdu mon emploi. Horace est arrivé en 1935. Puis Georges a abandonné de travailler avec ses frères pour s'engager chez Rabinovitch, qui avait un magasin, rue Perreault-Est. Les filles se sont placées un peu partout, mais une est restée pour faire l'ouvrage que je faisais. Plus tard, elles ont épousé messieurs Bélanger, Morissette et Jalbert.

J'étais retournée chez nous, à Guigues, car je ne voulais pas prendre d'emploi de trois ou quatre dollars par mois, comme on payait trop souvent les filles de colons. Je trouvais ça effrayant. Moi, je travaillais à 15,00 $ par mois. Je n'ai jamais voulu travailler en bas de ça. J'ai toujours été très orgueilleuse, très difficile ; j'avais même payé une robe 13,00 $. On ne fumait pas, on n'allait pas au théâtre et on ne buvait pas. J'ai donc été à Ville-Marie travailler à l'hôtel Juteau. Je suis revenue à Rouyn dans l'automne (en septembre, je crois). Là, j'ai travaillé chez monsieur et madame Michaud.

Rouyn, le personnel de l'Hôtel Albert vers 1935 (08Y,P117,S2,P1602). Bibliothèque et Archives Nationales du Québec, Rouyn-Noranda.

Je connaissais mon futur mari, Pierre-Alphonse Bureau, mais lui m'a rencontrée deux ans après, au temps des Thibault. Il y avait des Bouffard qui avaient des chevaux pour la livraison. Ulysse était leur garçon. Alors qu'il était venu faire de la livraison de matériaux chez Thibault, il m'avait demandé pour aller à une partie de cartes, un soir, et j'avais refusé. Or, Pierre-Alphonse était un jeune oncle d'Ulysse. J'avais été quand même à la soirée, avec Rose - Annette Audet, et là j'avais demandé qui était ce petit jeune homme avec les Bouffard. Elle m'a dit : « C'est Pierre Bureau ; si tu veux le connaître, viens chez nous et je vais te le présenter. » Je n'y suis pas allée, certaine que ce garçon-là avait une blonde. De fait, il en avait une et il était même fiancé.

Quelques jours après, j'ai su qu'il avait cassé ses fiançailles. Et deux ans et demi après, voilà que je le rencontre justement chez Rose-Annette. La jeunesse se préparait pour aller patiner sur le lac. C'était fin octobre 1932 et déjà la glace était prise sur le lac Osisko. Donc, la première fois que j'ai rencontré mon futur, c'était à la Toussaint ; j'étais venue voir maman qui était au marché. Je travaillais à Noranda, dans le temps, et du même coup j'étais venue voir Rose-Annette. Toute la jeunesse : les Ménard, Côté, Lemire, Bureau, Charlebois, Bélanger et autres se rencontraient.

Je n'avais pas de patins, alors que tous les autres en avaient et s'en allaient patiner. Shorty Bélanger, qu'on appelait alors le vieux garçon, me proposa : « On va prendre un traîneau et on va te traîner. » Je répondis : « Si vous êtes assez patient pour ça, je veux bien aller avec vous autres. »

Pierre, qui était du groupe et connaissait ma sœur, m'avait offert ensuite de me reconduire au Broadway où je travaillais. C'était une maison de chambres pour les mineurs et, au premier étage, on servait des repas. Moi, je servais aux tables. Au sous-sol, il y avait une salle de danse.

Ça faisait trois mois que je travaillais pour un nommé Smith, qui y tenait le restaurant. J'avais commencé à travailler quand il était sur la rue Principale du côté de Rouyn. J'avais commencé en septembre et, en décembre, je n'avais pas encore été, payée. Or, il y avait un nommé Alfred Smith qui travaillait là : il était un cousin du patron. Ça faisait trois fois qu'il me demandait pour aller au théâtre et je refusais. Comme il voulait savoir pourquoi je refusais, je lui ai dit : « Ça me gêne beaucoup, mais ton cousin ne m'a pas payée depuis trois mois et je ne suis pas habillée pour aller au théâtre ».

On était monté de Guigues à Rouyn en septembre 1932. L'hiver était déjà commencé et il faisait une de ces tempêtes à n'en plus finir. Les roues du camion avaient de la slush jusqu'aux essieux et, dans ce temps-là, c'était beaucoup de misère pour monter les côtes, qui n'étaient même pas gravelées. C'était tout un « aria », que de venir travailler à Rouyn, et voilà qu'on me devait 45,00 $. Alfred me dit : « Même si tu n'es pas payée, tu peux toujours venir au théâtre pareil ! » J'ai dit : « Non, je n'ai pas de manteau. Je suis venue travailler justement pour m'en acheter un. En plus, je n'ai pas de bottes et c'est I'hiver. » De fait, j'avais du linge pour aller patiner, du linge de semaine pour aller travailler, mais pour sortir proprement je n'en avais pas. Je n'avais pas un sou en poche.

1949, intérieur du commerce Steve's Lunch Bar and Tobacco Store, situé au 31, avenue Principale, Rouyn (08Y,P124,P186-49-2). Bibliothèque et Archives Nationales du Québec, Rouyn-Noranda.

Alfred me prêta de l'argent et je lui promis de le lui remettre ; mais je l'avertis que si c'était un don pour m'habiller, je refusais. J'ai laissé ma place (ma sœur aussi travaillait chez Smith, mais elle n'a pas jumpé, elle) Je me suis acheté un manteau, des bottes et des gants chauds. Ensuite, j'ai été voir une copine de restaurant, rue Principale : Lucette Larouche ; je lui ai demandé si elle avait une place pour me loger ; il me restait 25 sous. Il n'y avait ni bien-être social, ni assurance-chômage, ni les moyens non plus d'avoir un avocat. La copine me dit : « Tu viendras coucher avec moi ; j'ai un grand lit, viens à telle heure, le patron n'y sera pas et je te donnerai à manger. » Alors, je mangeais là à raison d'une fois par jour. Il me restait mon 25 sous…

Un jour, deux détectives se présentèrent à la table que j'occupais et me demandèrent la permission de s'asseoir avec moi. Ça me gênait, mais j'ai accepté. Ils m'ont demandé si je sortirais avec eux, ce soir-là, et si j'avais une compagne à leur présenter. J'ai pensé à ma sœur, mais elle travaillait. Elle est venue quand même. C'était pour aller dans un restaurant blind pig. Ils nous avertirent : « Lorsqu'on vous dira de partir : « On s'en va ! », mettez vos manteaux près de la porte arrière ».

Il y avait de la musique, il y avait des filles et des gars, et… le bordel. On était à danser lorsque tout à coup on nous a dit ; « On s'en va ! » Ma sœur voulait continuer à danser, mais j'ai dit : « On s'en va ! », Et nous sommes sorties par la porte arrière, tandis que des polices entraient par en avant et arrêtaient tout le monde qui était là.

Les détectives sont venus ensuite nous reconduire et nous ont remerciées. Ils avaient payé le repas et on ne les a plus revus. Ils allaient ainsi d'une ville à I'autre organiser des arrestations. Aujourd'hui, ce sont les policiers qui font ce travail.

J'avais dit aux détectives que je cherchais une place où travailler et ils ont dit que le chef de police, René Tremblay, cherchait une servante pour sa femme qui gardait le lit. J'y suis allée et j'ai travaillé là un bon bout de temps, pour ensuite aller chez Rabinovich, rue Perreault-Est, où se tenait une maison de chambres. Il en fallait, des maisons de chambres, surtout au temps des Fêtes.

Puis les travailleurs qui chambraient là sont partis et mon patron m'a congédiée. Comme je descendais l'escalier, Pierre Bureau, mon futur, qui travaillait à la Commission des Liqueurs, cherchait probablement à me rencontrer, car, en me voyant, il m'a demandé pour aller au théâtre ce soir-là. J'ai refusé, car je ne voulais pas devoir à personne.

J'ai fait plusieurs places et, à mesure que je gagnais un peu d'argent, j'allais en remettre à mon… bienfaiteur. Et Pierre « prenait des marches », espérant me rencontrer.

J'ai été travailler à l'hôtel Lakeshore, coin Gamble et avenue du Lac. Je servais aux tables. C'était la place la moins chère pour chambrer et avoir de bons repas. On chargeait 20 ou 25 sous par repas… Je pense qu'avec 8,00 $ par semaine les gens avaient chambre et pension.

Aimé Migneault chambrait là et donnait des leçons de musique. Pierre avait un violon, mais il ne savait pas jouer aussi bien que s'il avait eu un professeur pour le lui montrer. Alors, il était venu voir Migneault, à l'hôtel, pour prendre des leçons.

Je servais aux tables et faisais l'entretien de la salle d'entrée. Ça appartenait à Eugène Lemire, qui louait à Jos. Marier. Moi, je travaillais pour madame Marier.

Au Jour de l'An, Pierre m'avait demandé pour aller souper chez son frère René, qui avait son bureau à côté de l'hôtel Nickel Ranch. Cet hôtel lui appartenait, mais il l'avait loué à Léonidas Côté. J'ai dit : « Non, je sers le dîner, puis je dîne et je termine à huit heures. » Il était revenu plus tard rencontrer Migneault pour des leçons de musique et il m'avait demandée pour aller souper chez Mendoza, son frère. J'ai encore dit non, puis j'ai ajouté : « Je serais prête, mais je ne suis pas capable d'y aller avant huit heures. »

Mendoza avait son logis en haut du garage qui lui appartenait ; il l'avait acheté de Romuald Gagné. Il y avait là trois logis, et les parents de Pierre en occupaient un. Pierre est venu me chercher et j'y suis allée pour la soirée. La première fois qu'il m'avait demandée pour sortir, je me figurais qu'il avait encore sa blonde et je ne voulais pas « manger d'avoine. »

NOTES D'HISTOIRE :

Dans les années 1930, les conditions de travail sont difficiles pour les vendeuses travaillant dans le commerce. Leur journée de travail compte souvent 12 heures, qu'elles passent debout à servir la clientèle. Les emplois de bureau exigent un minimum d'instruction. La fréquentation scolaire jusqu'à 14 ans, ne devient obligatoire qu'en 1943 au Québec. Ce sont donc les parents qui décident si leurs enfants demeureront à l'école. La plupart, par nécessité les retirent à 10 ou 11 ans.

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