avril 2020

Le rembourreur

Roger Gauthier

1940 - Noranda Furniture Store, avenue Principale à Rouyn (sous-sol édifice Rice). Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Rouyn-Noranda.

Ne cherchez pas ce mot dans le dictionnaire, du moins pas dans le Larousse ; l'Académie donne à ce métier le nom de tapissier. Pour ma part, je ne vois pas de tapis là-dedans, pas plus que de tapisserie quand on recouvre un meuble d'un tissu à cet effet après l'avoir « nanti » de bourrures de kapok ou de caoutchouc-mousse ici et là.

J'étais venu à Rouyn en 1940, au lendemain d'un gros orage, alors que les rues n'étaient que vilains chemins ; et je m'étais juré de ne jamais penser m'installer dans une pareille localité. Il ne faut jurer de rien, paraît-il, puisque je demeure à Rouyn depuis 1944. J'étais à un tournant de ma vie et je voulais changer de métier. Handicapé de la main et du bras droit, suite à un grave accident de mine à Belleterre, je cherchais quelque chose qui convienne à mes aptitudes. Rouyn, située au carrefour du nord-ouest, semblait alors très prometteur et j'y vins.

La première place qui me fut offerte fut celle de gardien de nuit et commis de bar à l'hôtel Albert. J'avais ainsi l'occasion de faire beaucoup de contacts avec les gens publics et j'espérais ainsi trouver un emploi plus stable. Justement le bijoutier Villemaire, qui avait sa bijouterie voisine, me dit une fois qu'un dénommé Robert Marcoux cherchait un employé pour son commerce de rembourrage. Je ne connaissais aucunement ce métier, mais je me rappelais que durant la crise de 1929 dans les petites annonces, c'était le seul métier qui demandait des employés ; j'ai décidé d'aller voir le type. D'après l'adresse donnée par M. Villemaire, l'homme était censé travailler au sous-sol de Jack's Men's Wear au 51 de la rue Perreault-Est.

Trop tard ! Il n'y était plus !... Il venait juste de déménager et c'est mon frère Jean-Marc qui le retrouva, installé sur la rue Principale sous la raison sociale de : Noranda Furniture Store… à Rouyn, sur la rue Principale, mais dans un autre sous-sol de l'édifice Rice. Mon frère Jean-Marc était ici depuis quelques mois et il avait déjà rencontré le rembourreur en question. Nous avons été le voir et il me demanda si je connaissais ce métier.

Non, mais quand on veut, on peut.

– T'es marié ?

– Oui.

– J'pourrais pas te payer de bien gros salaires sans savoir ce que tu vas être en mesure de réussir.

– J'te parle pas de salaires… J'avais quelque argent en réserve et je pouvais tenir le coup un certain temps. J'ai dit : « En tout cas, je vais faire un marché avec toi : essaie-moi et quand j'aurai travaillé un bout de temps avec toi, là tu décideras du salaire d'après ce que je vaux et ce que je suis capable de te rapporter ».

Autrement dit je me donnais quasiment… je voulais apprendre un métier à tout prix.

– Quand es-tu prêt à commencer ? demande Robert Marcoux.

– N'importe quand.

– Demain matin ?

– Oui.

Et le lendemain qui se trouvait un vendredi, 13 septembre, je commençais mon métier de rembourreur. Je l'ai exercé durant trente-cinq ans… Il y avait déjà au travail un homme d'un certain âge, Aimé Chabot, de Rapides Danseurs, et un jeune homme, André Goudreault. Le premier connaissait le métier du temps des buggies capitonnés et il était plutôt demeuré à ce niveau. On travaillait dans ce temps-là de 7 heures du matin à 6 heures du soir, six jours par semaine, et s'il fallait faire des heures supplémentaires pour terminer un travail ça ne comptait pas plus sur le salaire. Je recevais 20,00 $ par semaine et j'étais résolu à apprendre ce métier ; je ne comptais pas mes peines.

J'étais supérieur à André, quant à l'âge, et à Chabot parce que j'étais bilingue. Mon patron devant partir pour une couple de semaines, me laissait à moi les responsabilités de la « baraquer », au déplaisir bien naturel des deux autres employés. Il me remit les clés en me disant : « Arrange-toi avec la 'bastringue' ».

Il fut près de deux mois parti et la fameuse « bastringue » comprenait des comptes payables et recevables, des « estimés » qu'il fallait aller faire dans les maisons privées en vue d'un travail de rembourrage possible. Un camion fait d'une auto convertie pour les besoins de la cause serait le transport ; c'était au lendemain de la guerre, il ne fallait pas être trop exigeant. Au départ, Robert m'avait remis des chèques en blanc qu'il avait signés, même s'il n'avait pas d'argent en banque ; c'était à moi d'en mettre, résultant du commerce.

Tandis qu'il était en promenade avec sa femme et ses enfants, je devais me débattre pour rencontrer les paiements en souffrance ; j'étais harcelé par les créanciers…

Il y avait des comptes de téléphone, de loyer, d'électricité, d'eau… J'avais accepté le défi. Je venais à bout de collecter ici et là afin de boucher les trous et je faisais marcher le commerce du mieux que je pouvais. Robert me téléphonait de temps à autre pour s'informer comment ça allait… Un jour, je lui dis que le travail n'était pas suffisant pour trois et qu'il fallait congédier un homme, en l'occurrence Goudreault qui était célibataire et le plus jeune. Le patron me dit de le congédier, mais le jeune ne l'entendait pas de cette oreille et pour cause : j'étais arrivé le dernier, et c'était moi qui le mettais à la porte… Je lui ai dit que du moins pendant l'absence de Robert, si on ne trouvait pas les moyens de survivre tous les trois, je n'aurais pas de salaire à lui donner s'il persistait à demeurer… L'atmosphère était tendue et Chabot commençait à me regarde de travers, craignant que je lui fasse subir le même sort. Heureusement que Marcoux finit par arriver. Je continuais à travailler du mieux que je pouvais et tant que je pouvais, tôt le matin jusqu'à tard le soir, et si je ne réussissais pas un travail, je le reprenais tant que je n'étais pas satisfait.

Ma réserve d'argent commençait à l'épuiser et Robert, bien qu'il fût satisfait de moi, ne pouvait m'augmenter. Ça faisait neuf mois que j'étais à son service et j'étais rendu à en savoir plus long que mon patron sur le métier de rembourreur. Auparavant, il avait été entrepreneur de pompes funèbres avec Rodrigue Boisvert, à Noranda ; ce n'était pas tout à fait la même chose…

Je l'ai donc mis en demeure de m'augmenter suivant ma valeur, ou bien j'achetais son commerce, ou encore je le quittais pour partir à mon compte. Je m'étais prouvé bien des choses à moi-même quant au métier et j'ai en mémoire présentement un fait significatif concernant mon potentiel sur le métier que je venais d'acquérir.

L'ingénieur de la Ville de Noranda, M. Hogues, avait acheté du C. N. des fauteuils destinés à meubler un wagon spécial pour les invités de marque. Ces fauteuils étaient construits sur une base de bois, mais, pour éviter les craquements dus aux soubresauts de la route ferroviaire, la carcasse était toute en broche sous une bourrure de crin de cheval. Le matériel était fixé par un capitonnage. Seule la base était clouée. Mme Hogues voulait faire remplacer le tissu de grosse peluche par un genre de matériel et elle avait demandé à Robert Marcoux, mon patron, d'aller évaluer la possibilité de rénover ces meubles suivant son désir. Robert était allé voir, mais au retour il était perplexe et n'osait pas s'attaquer à un travail qui sortait de la routine, tandis que moi, ça m'intéressait. Il me proposa de l'accompagner chez les Hogues pour examiner les fauteuils en question. Après les avoir vu, j'ai dit : « Bien sûr qu'on va les prendre et qu'on va les rénover ». Le défi me tentait beaucoup ! Alors Robert a calculé mentalement le prix à demander ; il y avait le matériel, mes salaires et le temps qu'il faudrait, etc. Comme toujours, il a demandé plus que moins et nous avons convenu avec les gens d'essayer un fauteuil avant de pousser plus loin l'expérience. Mme Hogues a dit : « En tous les cas, ça ne pourrait pas être pire que c'est là ». C'était usé, vieilli, trop même pour bâtir un patron avec le vieux tissu. On emporta le fauteuil à l'atelier et je me suis mis à l'étudier dans tous les sens avant de l'attaquer. Puis je faisais et défaisais tout ce qui n'allait pas et, un beau jour, le fauteuil a été livré à ses nouveaux propriétaires qui l'ont trouvé parfait ! Nous avons donc rapporté d'un seul coup les autres fauteuils à l'atelier pour en faire une réussite. L'heure était arrivée pour moi de changer ma situation et comme mon frère Jean-Marc semblait intéressé à ce commerce, on mit le projet de partir à notre compte. Il y avait déjà cinq boutiques et ça marchait rondement partout ; on pouvait s'ajouter au roulement, sans aucune gêne. Il y avait déjà un nommé NoëI, puis Boisvert à Noranda, Marcoux, Pelletier qui était au garage Ford. Il y avait aussi Simon Larouche. Nous, on a fait Gauthier & Frère Enr. Nous avons trouvé un local sur la rue Perreault-Est dans un shack du rabbin Kate, au numéro 127. Cause des restrictions de la guerre, il fallait parlementer pas mal avant d'obtenir ce dont nous avions besoin. Pour commencer, un numéro de téléphone… ça n'a l'air de rien, mais c'était difficile à avoir. Nous n'avions pas de crédit auprès des compagnies. Il fallait une priorité pour obtenir du matériel. Nous avions droit à un certain quota, d'après les commandes antérieures… d'avant la guerre… c'est dire que dans notre cas, ça ne pouvait pas marcher. Si, par exemple avant la guerre un rembourreur achetait mensuellement une centaine de verges de matériel, il pouvait dans le présent obtenir 70 à 75 verges. Notre chance fut que dans certains ateliers, on réduisait les commandes et d'autres fermaient boutique ; alors les voyageurs de commerce tâchaient de nous obtenir ces quotas. Il n'était pas question de choisir ce qu'on voulait ; il fallait prendre ce qu'on trouvait en manufacture, en bloc, sans choix de couleur ou de qualité, et on devait s'en trouver très heureux. Même les prix n'étaient pas à discuter ; c'était à prendre ou à laisser, sans plus.

Tout ça, nous l'avons appris dans le grand Montréal où nous étions allés acheter les premières choses essentielles pour ouvrir notre commerce. Même l'achat d'un véhicule pour les besoins de livraison était une chose à débattre ; ils étaient rares sur le marché. Nous étions allés en autobus puisque même les taxis du temps étaient rationnés dans la distance ; ils ne pouvaient se déplacer dans une circonscription de plus de quinze milles à moins de raison grave. J'ai connu des « chauffeurs » dont les pères, mères, frères, sœurs… étaient souvent mourants en ville…

C'est aussi à partir de cette guerre de 1945 que les commerces devaient avoir leur raison sociale écrite en toutes lettres sur leur véhicule de livraison. Nous avons fini par obtenir un camion… de seconde main : un Chevrolet que nous avons payé 450,00 $, mais qui valait à peine la moitié de ce prix. Peu de temps après notre installation, nous avons été obligés de déménager ; on avait besoin de la cabane ou du terrain pour je ne sais plus trop quoi et nous en avons pris une autre semblable non loin, voisin de l'hôtel Union. C'était un ancien restaurant fait de « logs » avec façade en bois plané… de la planche, quoi! Il appartenait ou avait appartenu à un Grec du nom de Tatlebum.

En 1950, j'ai acheté la part de Jean-Marc, devenu copropriétaire de l'hôtel Union et je suis demeuré là encore quelque temps. L'ouvrage venait de tous bords, tous côtés, sans avoir à faire de d'annonces ou de la sollicitation auprès de mes connaissances. Ceux qui me connaissaient depuis le bar de l'hôtel Albert ou de l'atelier de Robert Marcoux (auparavant garagiste, taxi, commerçant, etc.) vinrent me donner du travail dès les premiers jours. Albert Coutu, mon ancien patron de l'hôtel, fut un de mes premiers clients.

Un bon matin, Arthur de la Chevrotière, gérant de la caisse populaire et agent d'immeuble, vint me voir pour me dire qu'il venait d'acheter une terre aux abords de Rouyn, dans Glenwood, non loin du cimetière, et que si j'entendais parler de quelqu'un qui serait intéressé à acheter un lot et une maison bâtie dessus, de le lui faire savoir… J'ai dit :

– Je connais quelqu'un.

– Qui ?

– Moi !

– Farce à part, si tu connais quelqu'un qui…

– Je viens de te le dire : moi ! Je suis intéressé et j'achète.

– Tu ne l'as même pas vue !

– C'est égal, j'ai dit que je l'achetais… Je n'ai pas le temps d'aller voir ça tout de suite, mais compte sur moi pour l'acheter…

Le soir même, avec ma femme et mon beau-père qui se trouvait chez nous, nous avons été voir la cabane : une maison de deux étages de 24 x 24 pieds, en plus d'une cave de 8 pieds de hauteur. La construction était loin d'être terminée, mais, malgré l'absence de cheminée, d'aqueduc et de confort, nous avons emménagé dedans au mois de mai. J'avais engagé des hommes pour faire faire la cheminée, poser les fenêtres et les portes, aplanir le terrain autour de la maison. J'ai fait construire un atelier de même grandeur que la maison, formant une rallonge à la cave.

J'avais un homme qui travaillait pour moi, rue Perreault-Est, pendant que je voyais à la construction sur ma propriété. Par la suite, j'ai eu jusqu'à cinq ou six employés sous mes ordres. Je pouvais faire n'importe quoi dans le rembourrage et ma devise était : « Ce qui doit être fait, mérite d'être bien fait. » Je n'avais pas de spécialité définie dans le temps, mais je m'appliquais en toutes choses, voulant que mes employés en fassent autant et donnent le meilleur rendement possible. De l'ouvrage, il y en avait autant qu'on en voulait…

Autrefois dans les maisons, on n'ouvrait le salon qu'en certaines occasions spéciales : la visite du curé, celle de parents ou d'amis éloignés (ceux de « par en bas » et des États-Unis). Il y avait aussi les mortalités, alors que la personne défunte était exposée généralement au salon. Naturellement, il y avait aussi les amoureux qui avaient droit au salon les dimanches et Fêtes, de même que les bons soirs… mais ils n'étaient pas durs sur les meubles.

C'est quand la télévision est entrée dans nos foyers et qu'un si beau meuble méritait le salon qu'on a ouvert les portes et que toute la famille s'est réfugiée là. Là on allait faire de l'argent ! Pensez donc ! Des programmes de sport : lutte, boxe, hockey, etc., ont commencé à faire fureur et les adeptes parmi les téléspectateurs passaient leur nervosité sur les bras des fauteuils, si bien que je pouvais dire où le chef de famille s'assoyait pour ses programmes, tout comme on peut reconnaître les enragés de Bingo en observant l'usure du vêtement sur le ventre…

C'est vraiment à ce moment que le service de rembourrage a fait sa percée ; la population augmentait et le commerce allait bon train. Pourtant, après quelques années à la tête d'un personnel, j'ai décidé de faire cavalier seul. Pourquoi ? Parce que j'étais écœuré par la paperasse à tenir pour le gouvernement ! J'en avais pardessus la tête de me faire déranger au cœur de mon travail par des inspecteurs gouvernementaux pour l'assurance-chômage, le comité paritaire, le régime des rentes, l'impôt provincial, fédéral, le bureau de placement, celui des compensations. On n'en finissait plus ; après un inspecteur, c'était un autre qui surgissait ; on me faisait perdre du temps terriblement. Il m'aurait fallu un comptable privé rien que pour les satisfaire.

Un jour, on m'a collé une amende parce que j'avais répondu un peu trop vite au goût d'un monsieur… Pour avoir une meilleure raison que ça, afin de me faire payer, il avait déclaré dans son rapport que mes livres n'étaient pas conformes à l'inspection. Autrement dit, je n'avais pas une tenue de livres assez déchiffrable pour convenir… le chef de la Police Montée, un M. Poirier, que je connaissais bien, m'avait téléphoné pour savoir ce qui en était du sub poena qu'on venait de m'assigner en tant qu'auteur d'une effraction envers l'assurance-chômage. Combien ça coûtait ? 11,00 $ de frais pour le déplacement. Il me conseillait d'aller moi-même chercher l'assignation pour baisser l'amende. Rendu là, je me suis mis à discuter de mon affaire et je lui ai conté ce que me valaient les 70,00 $ ou 75,00 $ de déboursé… Alors, il appela le juge et lui dit ce que je venais de lui dire, plaidant que l'amende que je devrais payer me coûtait plus que deux ans en assurance-chômage. Il lui dit que c'était un entêtement de l'inspecteur Robert D., etc., etc. Le juge dit alors que si ça ne se passait pas en cour, on pourrait en sauver les frais… si j'allais tout de suite régler. On avertirait le greffier, J. B., qui arrêterait les frais de la cour.

C'est ce que je me suis empressé de faire ; il m'en a coûté 25,00 $. Tout ça parce qu'au début je m'étais trompé et j'avais collé un timbre d'assurance-chômage dans la mauvaise page… F. G. était venu me voir sur le sujet, et je m'étais expliqué. Voilà qu'on était revenu chialer encore là-dessus, disant que j'étais de connivence avec mon employé, etc., etc., que j'avais voulu frauder le gouvernement !

Après ça, quand j'eus congédié tous mes employés, j'ai encore eu un inspecteur sur le dos… Le bureau de placement me téléphonait, l'assurance-chômage appelait :

– Vous n'avez plus d'employés ? Manquez-vous d'ouvrage ?

– J'manque pas d'ouvrage, j'en ai plus que je suis capable d'en faire. J'aurais de l'ouvrage pour dix hommes, mais je suis tanné de vous autres ! C'est vous autres qui désorganisez tout pour que les gens manquent d'ouvrage…

Auparavant, mon frère Jean-Marc avait fait construire un atelier de matelas suite à celui de rembourrage. Je l'avais racheté peu de temps après et j'avais mis quelques-uns de mes hommes sur ce travail, mais quand j'ai décidé de les congédier, j'ai fermé l'atelier puis je l'ai vendu à un cousin.

Une chose amusante me revient à la mémoire. John Ansara, un Syrien avait un petit magasin de lingerie près de l'hôtel Albert et une grosse voiture Cadillac noire… C'était du temps où je faisais beaucoup de housses pour les automobiles. La guerre avec ses éternelles restrictions faisait en sorte qu'on ménageait ses meubles et que, faute d'acheter de nouveaux sièges pour l'auto, on les cachait sous des housses. J'en avais fait une spécialité, si bien qu'au premier coup d'œil je pouvais dire, d'après la marque du char, quelle grandeur de tissu ça prenait et, sans autre patron, je taillais à même la pièce de matériel les morceaux qu'il fallait.

Ainsi, je fis pour mon client Ansara. Il était tellement content du résultat qu'il convainquit facilement trois membres de sa parenté, ayant également une Cadillac et étant en visite à Rouyn, de me commander des housses pareilles aux siennes. Cela m'a fait, dans l'espace de quelques jours, une belle série dans la parade du mariage auquel les Ansara assistaient ; l'un des invités venait de Toronto, tandis que les autres arrivaient des États-Unis.

Il m'est arrivé quelquefois d'avoir à rénover un ensemble de salon de style assez particulier et dont j'étais heureux du résultat, mais aussi heureux… de m'en débarrasser. Ironie du sort, le travail à peine terminé et livré au destinataire, un autre exactement pareil arrivait tout de suite après. Je me souviens aussi d'un chauffeur de taxi qui était arrivé chez Gauthier Frères alors que nous étions sur la rue Perreault-Est. L'après-midi était pas mal avancé et il voulait qu'on lui refasse tous ses sièges de voiture en vue d'un voyage qu'il entreprenait tôt le lendemain matin. Il était prêt, disait-il, à nous laisser l'auto pour la soirée et même pour la nuit pourvu qu'on lui fasse livraison, fine prête, au… petit matin. Or, dans ce temps-là, nous suivions les parties de hockey de nos clubs locaux : les Éclairs de Rouyn et les Copper Kings de Noranda. Justement, la partie se jouait ce soir-là à Kirkland Lake et on voulait fermer de bonne heure pour nous rendre à temps en Ontario.

Après avoir pensé à notre affaire, nous avons accepté le défi ; Jean-Marc s'occupait d'enlever les sièges de l'auto et de les remettre en temps et lieu tandis que je faisais les housses au fur et à mesure. Du temps que le conducteur de taxi était arrivé à la boutique au temps où il est reparti le travail terminé, c'est-à-dire les housses en place, il avait fallu deux heures et trois quarts environ…

Le jour où ma fille Renée est venue au monde, une cliente s'amène ; c'était l'épouse du propriétaire de K. Joseph, un magasin de lingerie situé coin Principale et Gamble. Elle voulait que j'aille voir ses meubles pour en évaluer le coût de rembourrage. J'ai répondu :

– Aujourd'hui, je ne me déplace pas ; je viens d'être père d'une belle grosse fille et je prends congé. Elle me regarda, surprise.

– T'es pas chaud ? Qu'elle m'a dit.

– Ah ! Mais non ! Je ne fête pas de cette manière !

Mais je prends le temps d'y penser et d'y goûter…

Plus tard, lorsque je suis allé voir ses meubles, elle trouvait le prix élevé et voulait marchander. Elle me dit :

– Penses-y et si tu baisses le prix, je te les ferai faire… En tous les cas, on se rappellera…

Je lui ai répondu que la prochaine fois qu'elle me rappellerait, ça coûterait 5,00 $ de plus. Cela l'a fait rire sur le moment, mais quand elle a rappelé, je lui ai chargé 5,00 $ de plus comme je le lui avais dit. Je faisais des réparations vraiment difficiles parfois, et les clients hésitaient à me les confier. Il y avait des rembourrages capitonnés pour des autos de grand luxe dont il était impossible d'avoir à nouveau les sièges par la compagnie qui les avait vendus, à cause du prix et du temps qu'il aurait fallu pour en faire d'autres. Or, on désirait que les dégâts de feu ou d'accident ne paraissent pas, et on m'expliquait ça en me demandant si je pouvais faire aussi bien vraiment. Je disais alors : « Ç'a été fait par du monde, ce travail-là ? Je suis capable de le faire » Et je le faisais et on était souvent plus content des résultats parce que, lorsque les sièges sortaient de la manufacture, ils avaient des faiblesses sous le matériel et moi, en découvrant ces défauts, je renforcissais les points faibles. Quand j'ai eu fini avec les turpitudes gouvernementales du fait que j'avais mis mes employés dehors, on a trouvé un autre moyen pour me faire perdre mon temps. Le chef de la P.P.M.T. avait donné mon nom comme juré et, à tout bout de champ, quand il y avait un accident, une mortalité accidentelle, j'étais appelé à la morgue, puis au palais de justice où j'étais assermenté pour l'enquête du coroner ; ça me donnait 2,50 $ par déplacement alors que j'aurais gagné de 15,00 $ à 20,00 $ pour le même temps que je perdais. Une vraie niaiserie… J'ai fini par en avoir assez… j'étais appelé à des heures ou des temps impossibles, au milieu d'un travail harassant ou encore quand je me préparais à me mettre à table ; inutile de dire que mon appétit avait disparu après la vision d'un écrabouillé de la route… J'ai finalement obtenu qu'on me remplace ; il y a tellement de gens qui n'ont rien à faire et qui ne demandent que ça !

Durant les dernières années de mon métier, j'ai laissé tomber le rembourrage des meubles, les visites à domicile et les livraisons pour ne garder qu'une ligne spécifique : les véhicules-moteurs, skidoos, tracteurs, autobus, avions, etc. J'ai travaillé pour Domtar de Lebel-sur Quévillon pour la Baie-James, et mon ouvrage a été aussi loin qu'au Labrador, de même qu'en Ontario. Une lettre s'était même rendue avec comme seule adresse : « Gauthier Frères Enr., rembourreurs, P.Q. ».

J'avais donc éliminé bien des casse-têtes au sujet des commandes pour le matériel des meubles des maisons privées. J'en ai assez à faire avec des sièges tellement brisés, usés dans la machinerie, que c'est presque un miracle que de les ressusciter.

Pour donner une idée de ma renommée, j'aime à raconter que, suite à mon déménagement à Glenwood (rue des Pionniers), d'autres rembourreurs, les frères B., s'empressèrent de déménager dans le local que je venais de quitter. N'ayant pas beaucoup de clientèle auparavant, ils s'apprêtaient à fermer leurs portes quand ils ont eu cette idée de me succéder à 727, Perreault-Est. Aux clients qui n'étaient pas au courant de mon déménagement et qui demandaient à me voir, on répondait que je venais justement de partir pour une livraison… Ils ont même quelquefois eu le culot de me demander d'aller livrer des meubles pour eux… Ainsi le client, en voyant « Gauthier Frères Enr. » sur le camion ne se serait douté de rien. Mais je n'ai pas mordu à l'hameçon.

À preuve de ce que j'avance : un jour, le cousin Elias Bernier de Montréal se présente à l'atelier des B. et demande à me voir. On lui répond, comme on devait le faire toujours, je présume, que j'étais parti faire une livraison… Alors Élias s'assoit et dit : « Je vais l'attendre, car c'est mon cousin et je suis venu lui rendre visite ». Force fut donc au B. d'avouer que j'étais déménagé ailleurs et lui donnèrent ma nouvelle adresse.

Parmi mes souvenirs, je pense encore au jeune que j'avais un jour congédié parce qu'il était… tanné de travailler. Il disait « j'ai bien le droit d'être tanné ? »

Pour ma part, j'ai pris le droit de l'envoyer se tanner au chômage et quand il en a eu assez, il est revenu demander sa place. Je l'ai accepté en posant des conditions… Lui aussi avait des conditions prêtes : il voulait des vacances la même année et avait choisi les dates… Nous n'avions pas été vraiment à la même école de la vie… Un autre jeune que j'avais renvoyé aussi pour du travail bâclé, était revenu la semaine suivante aux petites heures du matin. J'entendais cogner des clous dans l'atelier… j'ai descendu voir… c'était mon apprenti qui était revenu. Il avait forcé une fenêtre tout au fond de l'atelier des matelas et il était revenu reprendre l'ouvrage, beaucoup plus souple au travail qu'auparavant…

Souvent, des gens demandaient pour apprendre le métier sans me déranger (!), juste être près de moi à me regarder faire. J'avais assez de me concentrer sur mon travail sans avoir à me sentir suivi comme mon ombre ou encore à surveiller le zèle intempestif d'un novice qui voulait découdre un morceau afin de m'avancer dans mon ouvrage… alors que je ne saurais plus comment le morceau était posé avant. Je ne voulais pas avoir à repousser de ma route un apprenti curieux, collé à mes talons ; j'avais besoin de mes coudées franches… Il y avait aussi des économes qui voulaient que je charge moins cher puisqu'ils avaient tout défait le meuble d'avance ? Et moi ? Comment je pourrais me reconnaître maintenant ?

Une question… suave que j'aimais poser à ceux qui faisaient des pieds et des mains pour que je répare un meuble dans le plus bref délai en leur donnant même la préséance sur les autres à cause de… circonstances spéciales. Je demandais : « Veux-tu avoir ce fauteuil pour… hier ? Fallait alors l'emporter avant-hier. Et savez-vous quoi ? Tous ces mêmes clients, lorsqu'ils étaient avertis que leur meuble était prêt, tardaient plus d'un jour avant de venir le récupérer.

On avait voulu que je vende mon commerce de rembourrage déjà. Le gouvernement (encore !) aurait organisé au sous-sol de l'ancienne Maison de Retraites fermées une école de rembourrage où j'aurais agi comme moniteur… autrement dit professeur, afin de montrer le métier à des handicapés. J'aurais eu cinq élèves l'avant-midi et cinq autres dans l'après-midi. On m'offrait peu pour mon commerce, croyant que je n'aurais qu'à surveiller le travail. Comment voulez-vous que quelqu'un apprenne un métier quand personne ne le lui montre, mais ne fait que surveiller ? C'était un non-sens qui ressemblait au gouvernement en place. Au lieu d'augmenter mes activités à mesure que j'avançais en âge, je pensais à les diminuer et voilà qu'on voulait me mettre à la tête d'une organisation à problèmes où je n'y gagnerais vraiment rien.

Et cette autre fois où l'on m'a offert, de la part de l'administration des hôpitaux, de prendre la responsabilité de voir à l'entretien des meubles pour tous les hôpitaux du Nord-Ouest, soit Rouyn-Noranda, Ville-Marie, Val-d'Or, Amos, Macamic, La Sarre. Encore une fois, je n'y voyais aucun intérêt pour moi. Je n'aurais jamais pu fournir seul à voir tous ces points de notre grande région. Pas question de m'engager des rembourreurs, ce qui commençait à être rare. Je me serais couru toute la journée d'un point à l'autre, devant souvent même travailler sur place et, encore une fois, c'était une « job » qui relevait du gouvernement, ce qui voulait dire des lendemains jamais certains ; si les élections changent de parti, on te fiche à la porte sans plus de cérémonie. J'ai dit : NON !

Ce n'est pas tout. On m'a offert - toujours ce brave gouvernement - d'ouvrir un atelier pour aider les chômeurs… On m'aurait payé un certain pourcentage et les étudiants seraient payés par le gouvernement. Naturellement ! Là encore, ça ne valait pas mon indépendance et les salaires que je me faisais.

Autre prospect ? Hé oui. Là du moins, la proposition avait de l'originalité : C. G., un copain de chasse, m'a proposé plus d'une fois d'aller passer l'hiver avec lui, en Floride, afin de capitonner des murs, des portes, des meubles de bars et des choses semblables au pays du soleil. L'invitation était sincère, mais elle m'a plus amusé qu'intéressé.

Il y a eu aussi cette offre d'un vendeur d'acier dans plusieurs pays, qui s'était lancé dans l'achat d'avions après avoir laissé son premier commerce ; il voulait faire réparer le dedans de son avion privé. J'avais commencé à travailler dedans lorsque son pilote voulut absolument le prendre pour un voyage aller-retour à Toronto… Il voulait que je continue mon travail pendant qu'il ferait route vers la Ville-Reine. Mais mon jeune employé, « Tatoue », qui aurait dû m'accompagner, séchait de peur rien qu'à y penser…

C'était vraiment regrettable qu'il n'y ait pas d'école véritable pour enseigner ce métier de rembourrage alors qu'on enseigne tant d'autres métiers et que celui-là est toujours demandé. Pour apprendre vraiment le rembourrage, la meilleure place est bien dans une boutique où on fait de la réparation générale. Autrement, un type peut passer sa vie à faire seulement des bras de fauteuils ou d'autres choses du genre « chesterfield » ou « lazy-boy », mais jamais un meuble au complet, ce qui l'empêche de pouvoir partir à son compte. Généralement, la carcasse est faite dans un atelier, la bourrure est posée par un autre ouvrier, les ressorts sont assemblés par un troisième qui ignorera toujours les autres opérations qui sont entrées dans un meuble. La finition peut être concédée à une autre compagnie et ça peut même se faire dans une ville différente… Celui qui finit un meuble, qui a eu le contrat pour le recouvrir ne sait même pas comment les ressorts sont attachés ; il met la couverture sans savoir comment le dessous a été préparé. C'est dire que jamais un ouvrier n'aura l'occasion d'apprendre à tailler, coudre, prendre un meuble et le remonter de A à Z.

J'oubliais de dire que l'École des Arts et Métiers m'avait déjà demandé d'aller donner une couple d'heures de cours par soir ; on m'offrait 2,50 $ l'heure. On espérait former des gars à ce métier. À ce compte-là, j'étais encore mieux de travailler tout seul par les soirs et faire mon propre salaire qui aurait dépassé avantageusement celui offert, et encore sans avoir ces élèves à diriger ou à me gêner dans mon travail.

On me demandait également de prendre des jeunes à tant d'heures par semaine. Là-dessus, j'ai fini par dire oui, car je trouvais dommage qu'un tel métier se perde faute de relève. J'aurais même fini par embaucher durant les vacances d'été ceux qui auraient montré le plus d'aptitude à l'ouvrage. Les salaires que j'aurais payés, sans être énormes, auraient pu les aider tout de même pour leur prochaine année scolaire. Trois ou quatre sont venus… tellement intéressés qu'à la première occasion, ils ont disparu pour prendre leurs « vacances » et je n'en ai plus entendu parler.

Il y a eu un temps où je pouvais situer mentalement les maisons d'où on me téléphonait, par l'adresse qu'on me donnait. Ainsi, je savais que telle maison se trouvait près de tel coin de rue ou ailleurs. Je me rappelais même des meubles que j'avais faits ou réparés, quelquefois même la couleur ou le style de certaines rénovations remontant à plus de trente ans…

J'ai fait pendant trente-cinq ans ce métier de rembourreur, car c'est un Métier… Il ne s'agit pas seulement d'avoir un marteau de rembourrage à la main et des broquettes plein la bouche (hé oui, et ce sont des broquettes vendues aseptisées-ma-chère), pour savoir le faire.

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