février 2020
Le tavernier
Edgar Lachapelle
La maison paternelle des Lachapelle était à Saint-Bruno-de-Guigues et, sur les huit garçons que nous étions, quatre demeuraient à Saint-Eugène-de-Guigues, sur leur propre ferme. Moi seul qui, jeune, avait fait le marché avec ma mère à Rouyn, j'ai choisi le commerce par ici à Rouyn. Lorsque commençait Rouyn et que nous avons commencé à venir y faire le marché, il fallait, l'hiver, traverser le lac Témiscamingue pour cinq milles et autant pour le reste du trajet à parcourir avant d'atteindre Haileybury. Là, nous prenions le train jusqu'à Swastika où nous changions pour I'O.N.R., passant par Kirkland Lake afin d'arriver à Rouyn. Quand le lac n'était plus passable, nous faisions route par Notre-Dame-du-Nord pour atteindre le plus tôt possible l'Ontario qui entretenait mieux ses chemins que le Québec.
Au début, il n'y avait que des gens de Guigues qui venaient tenir le marché à Rouyn. Nous étions six ou sept environ. Pour commencer, nous avions pris place dans une « shed » appartenant à M. Romuald Gagné ; il était le maire du temps et les marchands n'aimaient pas beaucoup qu'on vienne vendre par ici. Il nous a donné une tolérance en nous demandant de nous installer ailleurs… Non loin de là, il y avait Midas Dallaire qui logeait des autobus dans sa « shed ». Les jeudis soir, il les sortait de là, ramenait les étals en rangées pour organiser le marché du lendemain. La seule bâtisse dans l'entourage était à M. K Joseph.
Aux gens de Guigues s'étaient ajoutés d'autres cultivateurs de Lorrainville. Une poche de patates se vendait de 50 à 70 cents, les œufs, 25 cents la douzaine. Les bœufs, durant la Crise, se vendaient 15 cents la livre. Le pain valait 5 cents, mais les boulangers d'ici le fournissaient. On achetait le lait de Dallaire à 5 cents la pinte. Le marché a duré quatre ou cinq ans et la rue nommée aujourd'hui Mgr Tessier s'appelait la Noranda.
Quand Albert Coutu (hôtel) s'est marié en 1930, j'ai été garçon d'honneur avec ma « future » comme fille d'honneur ; elle était la sœur de la mariée : Élise Guimond. Je me suis marié en février 1935 et mon épouse, Rose-Marie Guimond, travaillait alors à l'hôtel Albert. Nous sommes demeurés deux ans à Guigues où je faisais du transport, puis nous sommes venus nous installer à Rouyn et j'ai travaillé comme camionneur. J'ai travaillé pour la C.I.P., pour Hill Clark & Francis, puis j'ai laissé le camionnage et j'ai ouvert une taverne, rue Noranda : la taverne Lachapelle. J'ai acheté la bâtisse par l'agence Vaillancourt ; c'était un restaurant tenu par un Chinois, mais qui appartenait à un Polonais, je crois… J'avais payé 15 000 $ pour la bâtisse et un autre 15 000 $ pour l'emplacement. La bière se vendait 30 cents la petite bouteille, soit 5 cents de moins que dans les hôtels. Il n'y avait pas encore de « draft » (bière en fût) ; c'est arrivé seulement en 1969, alors que je venais de vendre mon commerce.
Ce commerce avait passé au feu en 1953. Dans le voisinage, des enfants jouaient avec le feu et ça s'est propagé par les chambres d'en-haut, mais les gens avaient eu le temps de sortir… C'était arrivé en plein jour et en été. Ce fut une perte ! J'avais des assurances seulement pour 15 000 $. J'avais fait beaucoup d'améliorations par la suite. Nous avons rebâti la même année, en béton armé, à la même place. Il y avait possibilité de bâtir plusieurs étages dessus, car c'était du solide.
Les clients en général étaient des travailleurs qui arrêtaient prendre un verre en passant. En ce temps-là, aucune femme n'avait le droit d'entrer dans une taverne. Si par hasard on le faisait pour demander un renseignement ou faire une commission, les hommes la regardaient de travers… Les temps ont bien changé depuis Duplessis ; les dames ont obtenu le droit d'entrée tout comme les hommes. Avant, il fallait fermer à 11 heures du soir dans les tavernes, et à minuit dans les hôtels. À l'arrivée au pouvoir du ministre Lesage, on fermait à minuit dans les tavernes et à une heure dans les hôtels. La prohibition a été abolie et il y avait de la tolérance dans certains villages où la police devait faire des descentes de temps à autre… mais très souvent, les vendeurs étaient avertis d'avance.
Notre résidence avait été construite dès 1937 au 46, rue Perreault-Est, face à l'hôtel Plaza. Nous avions une dizaine de chambres à louer dans le haut, généralement à raison de cinq dollars la semaine. Mon épouse, qui avait laissé son emploi à l'hôtel Albert pour se marier, s'occupait de la maison et des chambres. Pendant la guerre, plusieurs loyers se sont vidés ; des gens partaient pour l'armée, d'autres changeaient d'endroit pour travailler et d'autres encore disparaissaient dans le bois pour ne pas aller combattre. Les policiers de l'armée (prévôts) se retiraient à l'hôtel Plaza et leur camion était remisé dans le garage Ford. L'hôtel était propriété de M. Collini et son gérant se nommait Harry Pott. Quand les « stools » (espions) donnaient des noms de fuyards aux policiers, ceux-ci allaient jusque dans les camps de chantiers pour attraper les fugitifs.
Cependant, à la C.I.P., en haut du Rapide II, à la baie Carrière, il y a eu des camps où les gens sont demeurés trois ans et demi sans en sortir. Ils étaient assez loin dans le bois que les policiers n'osaient prendre le risque de traverser eaux et forêt, même si la compagnie laissait un bateau à leur disposition sans pour autant accepter de les accompagner.
Le gouvernement du Québec crée en 1921 Commission des liqueurs du Québec, le premier organisme de contrôle de la vente d’alcool au Canada. Il institutionnalise aussi l’existence légale des tavernes qui, dans le contexte de l'industrialisation rapide des grandes villes, offrent aux classes ouvrières un lieu de socialisation. Les femmes peuvent fréquenter les tavernes jusqu’en 1937. Cédant aux pressions des organisations sociales et religieuses pour la tempérance et la protection des mœurs, le gouvernement de Maurice Duplessis vote alors une loi qui en interdit l’accès aux femmes, interdiction qui ne sera levée qu’en 1979.
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