décembre 2020

L'employé de la C.I.P.

Yvon Desjardins

Je suis né à Saint-Jovite en 1914. C'est grand aujourd'hui, mais dans ce temps-là c'était un petit village.

Mon père est arrivé à Ville-Marie en 1917 et sa famille l'a rejoint l'année suivante. Nous sommes partis de Saint-Jovite pour Montréal, où nous avons pris le train pour monter à Ottawa. De là, il fallait traverser le grand lac Témiscamingue. Nous sommes arrivés à la noirceur. Dans ce temps-là, il n'y avait pas d'électricité nulle part ; il faisait très noir et il faisait très froid. Les maisons s'éclairaient à la lampe à l'huile.

Nos parents avaient eu peur que ma sœur et moi (deux enfants turbulents) leur échappent. Aussi ils avaient pris deux caisses d'oranges vides et nous avaient enfermés dedans. C'est comme ça que nous avons traversé en bateau : dans des caisses d'oranges. Rendus à destination, on est parvenu à nous coucher et les parents se sont occupés de l'installation. Or, dans l'obscurité du transport, on avait égaré le poêle de la cuisine… Aussi, le lendemain, papa est allé à la compagnie qui avait des camps avec des poêles pour les besoins prévus et on lui en a prêté un.

À l'automne, la compagnie de transport par bateau s'empressait de traverser des matériaux et des provisions pour l'hiver, avant que les glaces commencent à prendre. Il n'y avait pas d'autres chemins, car les bateaux qui avaient une structure en bois ne pouvaient pas prendre l'eau alors que la glace commençait, sans risquer de se faire scier et éventrer.

On est demeurés longtemps au village, en haut d'une côte, voisins du magasin Tassé. Il y avait aussi un garage pas loin. De la rue, on voyait tout ce qui se passait sur le lac, comme le départ et I'arrivée des bateaux. Nous descendions souvent au quai.

Ville-Marie avait un service d'aqueduc, grâce à un barrage de deux ou trois sources qu'on avait maîtrisées et qui donnaient la pression nécessaire. Ce barrage était fait de glaise et on y avait semé de la truite pour purifier l'eau. Nous avions un moulin à laver qui fonctionnait à l'eau, des boyaux qui rejoignaient un moteur à pistons. Parfois le barrage débordait et les truites sautaient par-dessus. Petit garçon, je suis allé un jour à la pêche avec un copain nommé Lavigne. Malheureusement, voici qu'on rencontre le garde-forestier qui menace de nous envoyer en prison. La pêche était défendue.

– Que je ne vous r'voie pas pêcher, mes p,tits crr… !

Nous avons continué notre chemin, puis nous sommes revenus sur nos pas, espérant qu'il serait disparu… Il était lui-même après pêcher…

Deux hommes et une femme devant le bâtiment de la Riordon Pulp (devenue C.I.P). Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Rouyn-Noranda.

L'hiver, il se faisait de la coupe de glace, sur le lac, pour les besoins des commerçants, de l'hôpital, de l'hôtel et d'autres particuliers. Un nommé Bérubé, avec ses deux chevaux attelés à une sleigh, charroyait de l'eau du lac pour approvisionner la municipalité ; ça ne coûtait rien, mais quel dégât! Il passait de porte en porte aux maisons, et comme il n'y avait pas de ruelles, il entrait par le salon avec deux chaudières dégoulinantes d'eau toute glacée qui se renversaient parfois sur le tapis…

Pour combattre le feu, on creusait un grand trou sur le lac et on mettait un contour en tôle pour empêcher d'avoir toujours à picocher pour casser la glace et on prenait là, I'eau dont on avait besoin.

Papa travaillait à la compagnie forestière Riordon qui faisait du bois sur la rivière Rouge. Plus tard, cette entreprise a acheté des mines et ils ont construit un moulin à Témiscaming. Le district de papa comprenait tout le Témiscamingue et une partie de l'Abitibi.

Pour alimenter le moulin, ça prenait du bois, et papa qui s'occupait de l'achat avait été envoyé avec d'autres pour acheter du bois près de Ville-Marie, Guigues et même en Ontario. Au début, mon père achetait du bois ; il partait le lundi matin avec deux à trois mille dollars comptant dans ses poches. Quand il revenait, le samedi, il présentait ses comptes. S'il restait de l'argent, c'était correct ; autrement, il le devait. Aussi, il emportait plus d'argent pour la semaine subséquente. Il n'y avait pas de livre de comptabilité ; tout était payé comptant et ça finissait là.

Chaque billot acheté était estampillé aussitôt avec des marteaux qui appartenaient à la Riordon, donc avec la lettre R en relief dessus. Comme ce n'était plus le nom de la compagnie, celle-ci ayant été vendue à la C.I.P., on nous demandait parfois pourquoi un « R » ? À Kipawa, c'était la lettre « K ».

À bien y penser, ça prenait du monde très courageux pour vivre pareilles aventures. Durant près de quatre ans, mon père avait travaillé douze mois par année sans jamais prendre de vacances ; et alors la compagnie lui en a donné… un mois ou deux, je ne me souviens pas au juste. Toute la famille est descendue à Ripon où était sa parenté.

Ce fut toute une histoire que ce départ… Il fallait prendre le bateau pour aller rejoindre le train à Haileybury. Pour démarrer, le bateau avait besoin d'une bonne grosse attisée de bois pour chauffer sa bouilloire et donner la vapeur suffisante pour activer l'engin et faire partir le moteur. À la maison, pendant qu'on préparait les bagages, on guettait la fumée du bateau. Tout à coup : - Papa, le bateau est parti !...

Hélas, il avait déjà plus de cinq cents pieds de faits quand nous sommes arrivés au quai. D, il y avait un abri et papa est allé téléphoner à Haileybury, au bureau de la compagnie de navigation, pour qu'ils envoient un yacht nous chercher pour nous amener à Haileybury. Le yacht était donc venu faire la traversée du lac et nous avait laissés au quai, côté Ontario, mais il y avait encore un bout à faire pour atteindre la station de chemin de fer.

Quand nous sommes arrivés à la station, le train était déjà parti. Il y avait une salle d'attente ; de là, papa a téléphoné à l'hôtel pour qu'on vienne nous chercher. Rendus à l'hôtel, nous, les enfants, avons passé le temps à gambader partout dans les escaliers. Nous glissions sur les rampes, nous nous trompions de portes, etc. Cela a duré jusqu'au lendemain, alors que cette fois nous étions à temps pour prendre le train.

Ripon était un petit village entre Ottawa et Montréal, à quinze milles au nord de Papineauville. Durant le trajet, lors des arrêts, nous descendions courir, et nos parents devaient tâcher de nous rattraper pour continuer la route, laquelle n'était pas gravelée.

Papa a fini par trouver un taxi, mais dans le temps il n'y avait pas de porte-bagages. Avec la famille, il en avait fallu, des bagages, qu'on a fini par attacher tant bien que mal après le pneu de rechange, à l'arrière, avec de la corde.

En passant à Saint-André-Avellin, une valise en cuir est tombée. Comme mes parents me disaient toujours de me taire et de me tenir tranquille, j'ai vu la valise, mais je ne l'ai pas dit. Arrivé à Ripon, on ramasse les bagages pour constater qu'il manque une valise ! On cherche, mais elle manque toujours, quand finalement je dis que je l'ai vue tomber.

– Pourquoi tu ne I'as pas dit, alors ?

– Vous me dites toujours de me taire ; c'est ce que j'ai fait.

Si nous n'avions pas été rendus dans la parenté, je pense que j'aurais eu une petite fessée. Les parents sont retournés chercher la valise et ils m'ont emmené avec eux autres pour indiquer où elle était.

Durant quatre ans, le moulin de Temiskaming a été fermé ; et quand on a repris plus tard les opérations, ç'a été sous le nom de Compagnie Internationale de papier du Canada. Mais on disait la « ci-aille-pi » (C.I.P.), soit la Canadian Internationale Paper.

J'ai fait mes études primaires au Témiscamingue et après je suis allé quelques années en Ontario, à Ottawa, pour apprendre un peu l'anglais ; et quand je suis revenu à Ville-Marie avec mes papiers « longs de même », personne des employeurs ne voulait me voir…

Au fond, ce n'était pas ça que je voulais faire ; je voulais aller en technologie. Mais comme on m'avait envoyé à l'école forestière, tout le temps de ma vie active j'ai travaillé pour la C.I.P.

Quand ça s'est ouvert à Rouyn, il n'y avait pas de route ; on venait seulement par eau. Mon territoire comprenait Rouyn et Cadillac, jusqu'à Mattawa. Mon travail était la cartographie. Le dessin, j'étais à l'aise avec ça. Je faisais les cartes géographiques des limites de bois, avec les échanges, les volumes et tout ce que ça concernait.

Une année, durant les vacances, papa a décidé de m'amener avec lui à Rouyn, alors qu'on entendait dire beaucoup de choses qui se passaient là. Mon père avait une voiture Ford modèle T ; on appelait ça une Ford à coups de pieds. Comme premier trajet on s'est rendus à Angliers, au Département des Terres & Forêts. On a pris ensuite le bateau pour le lac des Quinze, on a traversé le lac Simard, on a fait encore un bout sur la rivière Outaouais, et on a atteint le rapide Esturgeon où il a fallu faire du portage. On a couché à German Point où des garde-feu nous ont reçus bien gentiment ; et après déjeuner nous sommes repartis sur un autre bateau qui est monté au lac Routhier, a passé le ruisseau près de McWatters et navigué sur le lac Rouyn. En canot, nous sommes parvenus au lac Trémoy où se trouvait l'Hôtel Osisko avec des lits superposés, garnis de couvertures grises (il n'y avait pas de draps).

Dans ce temps-là, il n'y avait que la rue Perreault, qu'on appelait la « Principale ». Les affaires se brassaient sur cette rue ; il y avait un théâtre, des restaurants, des épiceries, etc. On bâtissait n'importe où, n'importe comment, tant bien que mal, et on appelait les gens des squatters. La rue Perreault se rendait jusqu'au chemin de fer, à l'autre bout (ouest). Tout le monde de la place allait régulièrement au train voir débarquer ceux qui arrivaient. C'était un événement.

Petit à petit, il y a eu des divisions de terrain, et la Principale actuelle a pris un autre sens. Les choses se sont réglées et améliorées de beaucoup. Les premières routes étaient de la boue ; il n'y avait même pas de gravier. Les gens portaient des « bottes de pimp » et étaient en breeches, même les dames…

Une anecdote : une fois, alors que nous allions souper, mon père avait glissé dans la boue. Il était tombé et avait cassé sa pipe. À partir de là, il avait cessé de fumer…

L'eau, tout le monde en avait besoin et on allait en faire provision au lac Osisko. Il y avait des gens avec des chevaux et des barriques qui faisaient le plein d'eau pour aller ensuite passer aux portes, vendre le liquide à la chaudière ; c'était leur gagne-pain. Il y avait aussi le bois de chauffage qu'on vendait de porte en porte. J'allais avec mes chiens faire du bois de chauffage pour vendre. Il y avait un monsieur Dubois qui vendait du charbon et aussi… du bois.

Nous pouvions aussi sortir de Rouyn par un autre chemin ; c'était par le portage qui a donné son nom à la rue par la suite. Il partait du lac Trémoy, allant au lac Édouard (très marécageux) qui conduisait à la rivière Pelletier, puis au lac Pelletier, ensuite Beauchastel. Là, c'était le temps de dîner et ensuite, on portageait vers la montagne du Kekeko où il y avait deux lacs avant de parvenir à Arntfield.

Ma mère n'était pas là pour surveiller tout ce que je mangeais. Étant gourmand, j'avais mangé toutes sortes de choses. Ça n'allait pas bien du tout et je I'avais déclaré devant un monsieur Milijours qui était avec nous. Il mâchait de la gomme d'épinette et il attira mon attention sur quelque chose ; comme je regardais, la bouche ouverte, il me met sa chique dans la bouche en disant : « Avec ça, tu vas voir que ton mal de tête va disparaître. » Et c'était vrai. Ça s'est passé.

On est arrivés au lac Olier, là où la route de Ville-Marie passait, mais on l'a traversée pour se rendre au lac Opasatika (ou lac Long). Là, il y avait une compagnie de Mattawa, la J.B. Booth, qui coupait du bois à cet endroit jusqu'au nord du chemin qui va à Kirkland. À ta tête du lac Long, il y avait des garde-feu qui nous ont bien reçus. Le lendemain, on a descendu en bateau la rivière Solitaire, puis le lac Barrière jusqu'à Rémigny.

Il y avait un rapide qui se vidait dans le lac des Quinze. La Riordon, une autre compagnie forestière établie avant nous, avait même monté un petit chemin de fer pour le transport des bagages, etc., du lac des Quinze à Rémigny. Ce chemin était encore en bonne condition et ça faisait notre affaire d'en profiter. Il y avait un « quatre-roues » avec un frein pour descendre les côtes.

J'ouvre une parenthèse au sujet de ce petit chemin. C'est qu'il était utile pour les garde-feu qui descendaient leurs bagages, mais comme ils n'entretenaient pas le chariot souvent, les freins ne fonctionnaient plus tellement. Alors l'un du groupe a décidé d'embarquer dans le chariot pour tâcher de balancer la charge et la retenir. Rendu au lac des Quinze, il a voulu mettre les freins, mais ceux-ci ont cassé. On a alors jeté des chaînes en travers pour modérer l'élan, mais il a passé par-dessus et tout est allé à l'eau, la vaisselle et tout. Quel ramassage de bagages il a fallu faire : du linge dans l'eau, les assiettes dans le fond, etc. De là on s'est rendus jusqu'à Angliers où on trouva un gros bateau qui était venu à notre rencontre. C'est ça, mon deuxième voyage.

De Ville-Marie, on a pu se rendre à Guérin, puis on a fait des tracés. Au départ, ces tracés devaient être de ce côté-ci de la grosse montagne, du côté sud ; mais à cause de la mine Arntfield, on a fait le chemin de I'autre côté. Le contrat a été donné à un monsieur Desrochers, qui a fait le chemin de Guérin à Rouyn. Tout se faisait à la main, à la « mitaino », comme on disait. Il n'y avait pas de tracteur ou d'autres machines comme aujourd'hui ; le travail se faisait avec des chevaux. Le gravier était rare. La seule place où il y en avait était dans la côte de Rémigny où il y avait ce qu'on appelle des eskers. Plus la route était longue, plus c'était payant. Alors, on se faisait souvent des croches inutiles pour éviter des caps.

Il y avait cent paires de chevaux ; pouvez-vous vous représenter un pareil cortège ? Ça en fait, de la crotte de cheval ! Il fallait enlever ça de la route et la transporter ailleurs. Chacun traînait sa charge de gravier ; c'était trois verges cubes par voyage. Ils passaient dans un fossé et remontaient sur le chemin pour décharger le gravier. Ils continuaient ainsi la route, mais les chevaux aussi… « continuaient », et il y a eu un moment où il a fallu faire transporter ce fumier de l'autre côté du fossé ; ce n'était plus… navigable. Enfin, on a gravelé le chemin et fait des pontages.

Lorsqu'on a construit le pont de la rivière Kinojévis, je travaillais dans les cantons Bousquet et Preissac, et j'avais quatre chiens d'attelage. Il est venu un temps où la glace était trop mince pour supporter un cheval, et alors on m'a engagé avec mes chiens pour transporter le fer de l'autre côté de la rivière. Je les envoyais avec un voyage de fer de l'autre bord et on les déchargeait. De ce côté-ci, je les appelais et ils retraversaient. J'ai fait là plus d'argent que durant un mois régulier.

J'avais une blonde à Ville-Marie : Justine Beauchemin. C'était la secrétaire de mon père et lorsque je lui ai annoncé mes intentions, il n'était pas de bonne humeur : je lui enlevais sa secrétaire. C'était la plus belle et la plus fine des filles de Ville-Marie. On a convolé en justes noces et on a fait 50 ans. Malheureusement, elle est décédée, il y a deux ans (1998). Nous avons eu cinq enfants et ils ont tous bien réussi.

En 1970, la C.I.P. décidait de m'envoyer à Maniwaki. Lorsque j'en ai fait part à mon épouse, elle m'a dit : « Non, non, on reste ici ! » Ici, à Rouyn, elle travaillait pour le comptable Alec Leclerc. Il faisait du beau travail et mon épouse le secondait bien. Elle avait une machine à écrire, je crois bien, de trois pieds de long. Il fallait qu'elle se rende au fin bout pour rouler la feuille ; ce n'était pas électrique. Alec a été maire de Rouyn durant quelques années et les rapports de la ville étaient clairs et sans rature.

En dernier, Alec avait des problèmes d'alcoolisme et il s'était retiré à l'hôtel Albert où il y avait deux chambres de travail : une pour mon épouse et I'autre pour lui. Un jour, elle a décidé de fermer le bureau. C'est elle qui a quitté. Elle avait travaillé pour lui durant 23 ans.

Quant à moi, à 65 ans on m'a averti qu'on ne pouvait plus me garder.

– Quoi ? Est-ce que j'ai fait un mauvais coup ?

Mais non, la politique de la compagnie ne gardait plus d'employés après 65 ans. Pourtant, un jour, cette compagnie est venue me voir, car il y avait des secrets qu'elle ignorait et que moi je savais. On m'a donc redemandé pour travailler et… ça payait, à part de ça.

NOTES HISTORIQUES

L'entrée en production de la mine Noranda en 1927 amènera la Canadian International Paper à accélérer l'exploitation des forêts autour de Rouyn-Noranda et à intensifier ses activités le long de la rivière Kinojévis, en particulier dans les secteurs de Cléricy et du lac Clérion. La compagnie transfère même le siège administratif de sa division des opérations forestières (Kipawa Wood Division) de Témiscaming à Noranda en 1932.

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