novembre 2020

Restauratrice et épicière

Mme Jeannette David-Schnobb

1958, Chez Marie-Lise, coin 6e Rue et 3e Avenue (avenue Carter) (08Y,P124,P171-58-1). Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Rouyn-Noranda.

Je suis arrivée à Rouyn en 1941, je venais de Baskatong, dans les environs de Maniwaki. J'avais trois frères qui travaillaient ici dans les mines et je voulais savoir ce que ça avait l'air, Rouyn.

Ils m'ont trouvé du travail dans une maison privée à Arntfield, pour commencer, puis je suis venue travailler pour madame Albert Boucher, à Rouyn même. Peu après, j'ai rencontré mon futur mari qui était copain avec mes frères et nous nous sommes mariés la veille de Noël. Nous sommes demeurés quelque temps à la maison de pension de mon mari puis nous avons déménagé sur la rue Perreault et ensuite sur la rue Taschereau-Est.

Mon mari était mineur et ses patrons l'envoyaient souvent en dehors… Par exemple, à Barraute en Abitibi, alors qu'il ne revenait à la maison qu'à tous les quinze jours. Il a même été au Manitoba. Naturellement, les salaires étaient plus forts. Nous ramassions nos sous pour nous acheter une maison.

Lorsque nous étions rue Taschereau-Est, le propriétaire était un nommé Béchand. Il a vendu sa maison pour aller ouvrir un petit restaurant sur la rue Dallaire. Ses affaires allaient bon train et l'idée de faire un commerce semblable m'intéressait. Après lui avoir demandé conseil et rempli des paperasses pour obtenir des permis, je me suis risquée à mon tour pour ouvrir ce qui était devenu dans le temps un dépanneur.

Nous avions choisi une maison, rue Larivière, comprenant trois logis. Nous n'avons rien loué à d'autres et nous avons même agrandis un peu. La famille comprenait cinq enfants, et nous sommes parvenus à nous organiser avec un petit restaurant dans un appartement. J'avais transformé le petit salon et une petite chambre sur le devant de la maison et j'avais pris possession de deux chambres dans le haut.

Même si toutes les demandes nécessaires pour posséder mes permis d'opérer avaient été acceptées, dans ce temps-là il fallait en plus avoir la signature du mari pour obtenir la moindre des choses, même si le restaurant devait être à mon nom. Aussi, quand Omer est revenu de sa quinzaine, je lui ai parlé de mon projet et lui ai présenté les papiers pour qu'il mette sa signature dessus… le croiriez-vous ? Il a refusé carrément de signer ! Il voulait penser « sérieusement » à l'affaire avant de me donner une réponse, et cela seulement lors de son prochain retour. Encore quinze jours à attendre sans savoir ce qui se déciderait… Il est ensuite allé voir ma sœur, à Val-d'Or, et lui a parlé de mon projet. Laisse-la faire, lui a répondu ma sœur, elle a toujours réussi ce qu'elle entreprenait., Aussi, quand il est revenu, il avait décidé de me laisser prendre des risques ; il a accepté de mettre sa signature au bas de mes lettres de demande. Même qu'il a ajouté : « Pour t'encourager, je prendrai mes lames de rasoir et mes cigarettes de toi.

Il faut croire que j'avais la bosse du commerce, car je ne me suis pas énervée du fait de mon manque d'instruction, me fiant sur ma caisse enregistreuse et une additionneuse mécanique pour me débrouiller. Peut-être le fait de ne pas être instruite me poussait à plus de prudence aussi. Je surveillais de très près tous mes marchés et je payais toujours comptant ; les commis-voyageurs ne m'énervaient pas non plus. Ceux qui avaient l'audace en magasin de vouloir changer des marchandises sur les tablettes pour mettre les leurs, je ne me laissais pas faire. Je leur disais : « Aie ! Laissez ça là ! Ces marchandises sont à moi et c'est à moi de décider où je veux les avoir. »

Extérieur du restaurant Main Café en 1950, situé au 149A avenue Principale, propriétaire Roland Plamondon (08Y,P124,P170-50-1). Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Rouyn-Noranda.

Mes enfants m'ont beaucoup aidée, aussi bien dans le magasin que dans la maison privée. On était tous un peu commis et cuisiniers, suivant les besoins. Le magasin était bien situé et la clientèle était nombreuse. Il était ouvert jusqu'à onze heures du soir et tous les jours de la semaine, dont le dimanche après-midi. Auparavant, on téléphonait pour des nécessités, des oublis et alors je ne refusais pas de les servir. Mais après onze heures du soir, semaine ou pas, si on téléphonait pour venir acheter quelque chose, je refusais carrément en disant : « Je travaille tout le jour et j'aime bien me reposer le soir. »

Quand les vendeurs insistaient trop pour me vendre des articles dont je ne voulais pas, ils trouvaient une femme capable de leur dire NON ! Je payais comptant ce que je désirais. Je n'avais aucune dette et je n'acceptais pas de marchandises douteuses qu'on tentait des fois de me passer.

Aussitôt, j'appelais le gérant et j'exigeais qu'on me fasse l'échange immédiatement ; pas le lendemain, mais sur l'heure. Je voulais donner un bon service et je tenais également à être bien servie. Je faisais crédit aux clients, ceux en qui je pouvais avoir confiance, et je n'ai jamais eu à le regretter. La majeure partie du temps, c'était les enfants qui venaient aux commissions, à part les fins de semaine, à l'heure des grosses commandes. J'avais aussi établi un service de livraison.

Les affaires allaient bon train, tellement que j'ai dû faire agrandir par trois fois. Mon mari me donnait un coup de main de temps en temps, mais il ne fallait pas compter sur lui dans les temps de chasse ou de pêche : il prenait ses vacances. Mes enfants grandissaient et allaient travailler ailleurs. J'engageais d'autres jeunes qui venaient, après les heures de classe et les fins de semaine, faire les petits travaux que demande un pareil commerce. Je les payais bien : 1,00 $ de l'heure, et c'était un bon salaire pour le temps (alors qu'aujourd'hui, on donne au minimum 7,30 $). Ils étaient bien dévoués et surveillaient même mes intérêts en m'avertissant qu'une personne faisait disparaître des petites choses dans ses poches, ou encore que des livreurs tentaient de se mettre de côté une caisse de bière…

Une fois nous avons eu la visite de vrais bandits venus en pleine nuit, mais le coup a été manqué. Ils étaient deux ou trois ; l'un d'eux avait défoncé le châssis de la salle de bain, en bas, et il était entré. Mon mari dormait dans une chambre à l'avant de la maison, mais à cause de la chaleur, cette nuit-là, j'étais allée coucher dans une chambre à l'arrière. Je me trouvais juste au-dessus de cette salle et nous avions posé des chaînes de sécurité un peu partout. Par malheur pour le voleur qui tâchait d'ouvrir la porte par en-dedans, je suppose, cela a fait un bruit qui m'a réveillée. Je me suis levée et je suis sortie dehors sur la galerie. J'ai aperçu quelqu'un près du magasin et je lui ai crié : « Veux-tu m'dire ce que tu fais là, à cette heure-là ? » L'ombre a disparu… C'était un des voleurs qui s'est dépêché d'aller dire à son copain de sortir. Ça s'est fait vite, car lorsque je suis descendue au magasin j'ai vu qu'ils avaient oublié trois grandes poches de toile qui devaient servir à prendre l'argent de la caisse et autant de marchandise qu'ils auraient pu emporter.

J'avais une bonne santé et une bonne capacité de travail et je n'ai jamais chômé. J'ai ainsi tenu ce commerce pendant bien des années. Malheureusement, la santé a commencé à faire défaut. J'ai donc vendu à une de mes filles, Jeannine, qui a continué la réussite que j'avais commencée. D'ailleurs, elle était déjà à mon service comme commis.

NOTES HISTORIQUES

Les années 1950 constituent une période de progrès économique qui a contribué à la création d'un grand nombre d'emplois pour les femmes. L'économie se développe et un grand nombre de foyers ont besoin de deux salaires pour se procurer de nouveaux biens si bien qu'en 1951 les femmes représentent 22% de la main-d'œuvre. Entre 1951 et 1994, la proportion de femmes mariées à la recherche d'un emploi où en occupant un passe de 11% à 57,6%.

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