mai 2020

Un fils d'Italie

Domenico Mastromatteo

Je suis venu au monde dans un petit village au sud de I'Italie : Palo Del colle Bari. Maman a eu 17 enfants, autrefois il y avait beaucoup de maladies infantiles, de sorte que nous n'étions plus que sept enfants vivants au moment de mon départ du pays.

Je suis parti de Naples en bateau le 1er juillet 1953, à 4 heures de l'après-midi, pour arriver à Halifax le 9 du même mois. Le soir, on a pris le train pour Lévis et nous y sommes arrivés le lendemain. Ce même soir, nous avons pris un traversier pour Québec, mais auparavant, comme on avait soif, j'ai dit à mon copain Félix, un autre italien, que nous allions boire un « Coke ».

Sur le bateau, nous avions appris quelques mots d'anglais, mais, quand même, le mot coke se dit dans bien les langues et tout le monde comprend. Alors nous entrons dans un restaurant qui était presque désert et je me risque : « Two Cokes ». La commis nous apporte deux petites bouteilles en vitres… nous sommes en 1953. Elle les dépose sur le comptoir avec deux verres. Mon frère m'avait envoyé 120,00 $ canadiens pour mes besoins en arrivant, mais là j'étais bien embêté à savoir quel billet présenter pour payer. Je dis : « How much? » Elle a dû répondre ; « vingt-sous », mais ça ne me disait absolument rien et je demande à Félix s'il a compris, mais il me répond non. J'ai alors donné un billet de 20,00 $ en me disant : « Mon frère, ce n'est pas un fou. Il m'a envoyé assez d'argent pour payer plus qu'un Coke. Jamais je croirai que ça prend tout ça quand même pour les deux bouteilles!... » La fille va à la caisse puis vient me remettre un paquet d'argent : un dix, un cinq, un deux, des uns, de la petite monnaie, etc. J'essayais de taire le compte… et j'ai fini par deviner plutôt qu'il manquait vingt sous, soit la valeur de mes deux bouteilles. Et moi qui avais un dollar dans ma poche, j'aurais bien pu le passer là… Pour la traverse, il y avait heureusement un Italien qui nous a servi d'interprète ; autrement, ça aurait fait dur.

Le 11 juillet, nous étions à Noranda. Un de mes frères était rendu ici avant moi avec un contrat de deux ans pour la Waite Amulet. C'est lui qui s'est occupé de moi en vrai frère, pour me partir dans la vie tant que j'en ai eu besoin. Le fait d'immigrer, pour les Mastromatteo, n'était pas nouveau ; grand-père avait immigré aux États-Unis, mon père également. De mon temps, l'immigration était dirigée vers le Canada, car, après la guerre de 39-45, il manquait de main-d'œuvre. Les Canadiens français n'étaient pas très en faveur de travailler dans les mines alors que les découvertes de minerai se multipliaient de plus en plus. Aussi, le Canada s'est adressé aux Européens ; les autorités en place sont venues en ltalie et ils choisissaient des travailleurs comme… on choisit des chevaux. De gros hommes, c'était bon, mais un petit homme comme moi… Pourtant, j'ai gagné ma vie pendant 40 ans à la mine Noranda et je ne m'en suis jamais laissé imposer.

Lorsque j'ai revu mon frère à Noranda ma première question a été : « Je vais travailler où, maintenant ? » Car j'arrivais avec l'idée de travailler, pas de niaiser. Mais il a modéré mes transports : « Attends un peu, mon gars, on parle de grève présentement… ». En effet, en août, la Noranda tombe en grève, la Quemont, la Waite Amulet ont suivi. Toutes les mines étaient paralysées, ce qui veut dire que j'ai été dix mois, presque onze, avant de pouvoir entrer à la mine. Mon frère était antisyndicaliste à mort. Aussi, il n'allait pas piqueter à la Wait pour avoir de quoi manger. Moi, c'était de l'argent qu'il me fallait gagner le plus tôt possible, mais il me dit : « On a 1 500 $, on est capable de vivre un bon bout de temps…

Nous étions une douzaine d'Italiens en grève, excepté moi qui arrivait, logés dans une maison de la rue Horne ; c'était une maison qui s'annonçait : « Rooms & Board ».

On louait des chambres, mais on ne donnait plus à manger lors de mon arrivée. Nous achetions tout en grosse quantité et nous nous faisions à manger dans un grand chaudron : soupe, lasagne, etc. Tout ça ne nous coûtait pas cher.

Durant l'été, le C.N.R. (Canadian National Railway) et I'O.N.R. (Ontario Northland Railway) avaient besoin de travailleurs pour entretenir la voie ferrée. À partir de l'Ontario, on arrivait à Arntfield en passant par Kanasuta et Dasserat. Là j'en ai braillé un coup ! Je travaillais avec un autre Italien ; on couchait dans un des trains placés sur la voie d'évitement. On couchait comme des animaux : pas de drap, seulement des vieilles couvertes sales et il y avait de vieux malpropres qui chiquaient et crachaient… On n'avait pas froid parce que, durant la nuit, un employé du train se promenait avec des chaudières à charbon pour chauffer. Il n'y avait pas de fenêtre ni d'autre ouverture là-dedans… Ça sentait mauvais…

On travaillait dix heures par jour à 70 cents l'heure et on payait 3,00 $ de pension ; c'était cher pour le temps. Nous avions nos trois repas. Nous partions le matin à jeun de notre char-dortoir et nous allions déjeuner dans un autre. Nous avions des œufs et du lard et j'en mangeais, même froid ; c'était correct, mais je n'étais pas habitué à la nourriture canadienne… Un Italien qui travaillait là depuis trois ou quatre ans trouvait ça bien bon. Comme il fallait manger, je prenais surtout du pain et du fromage cheddar, laissant les autres choses sur la table. Je n'en mangeais pas, mais je me faisais des sandwiches avec du pain et des œufs pour emporter en attendant le repas suivant. Quand on travaille fort, ça fait long entre les repas, surtout quand on est jeune, on a un bon appétit, et j'avais dix-sept ans. Le contremaître était un Italien et il nous permettait d'emporter du manger tant qu'on en voulait.

Il y avait une draisienne à gazoline sur la voie ferrée pour le transport des hommes à l'ouvrage. Notre principal travail consistait à changer les dormants des rails ; il fallait aussi couper les vieux rails par bouts, en faire des tas qu'on mettait dans un petit chariot, pour les porter ensuite à la fonderie de la Noranda. Là on fusionnait ce fer pour en faire des boules qui étaient expédiées ensuite à I'extérieur.

Domenico Mastromatteo a travaillé pendant 40 ans à la mine Noranda. Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Rouyn-Noranda.

Nous avons continué à travailler là, en hiver, à différents travaux. On déblayait surtout les rails d'évitement avec des balais ordinaires, et la grosse charrue à neige passait avant l'heure du train pour mettre la voie ferrée à jour quand il y avait eu tempête de neige. On y a passé l'hiver et, au printemps, j'allais au bureau de la Noranda afin d'être embauché. Mais on me trouvait trop petit et on ne voulait pas m'engager.

Un beau jour, j'ai rencontré un bon samaritain : John Ansara. Il connaissait le responsable des engagements, il lui parla en ma faveur… et j'ai été engagé. J'étais pourtant le même homme que la semaine d'avant. Je suis entré là le 20 mai 1954, à la mine Noranda et en 40 ans je n'ai jamais eu aucun reproche ; j'ai toujours fait une journée d'ouvrage raisonnable et on a toujours été satisfait de mon travail.

Ce qui m'a le plus surpris en arrivant par ici : les maisons en « carton » ! et les chemins en gravelle ! Je n'avais jamais vu ça ! Aussi les trottoirs de bois, faits de 2'x4' ! Ça bien changé depuis… Ça fait même pas 75 ans que la ville est ouverte et les transformations de la ville ont rejoint le progrès. Il y a 44 ans que je suis ici et ça progresse à pas de géant de jour en jour ! Mais au temps de ma venue, l'immigrant n'était pas au courant où il s'en allait… ni de la température du pays, etc.

Au commencement de septembre, on a commencé à avoir de la neige et, un bon matin, alors que je demeurais sur la rue Horne, je sors et il y avait des petits flocons qui tombaient. Mais le plus surprenant pour moi qui ai toujours eu le goût pour la chasse, j'ai aperçu une tête d'orignal sur un camion… un gros mâle ! Par chez nous, ça n'existe pas et là, devant moi… Je demande à mon frère ce que c'était que ce gros animal. Il ne savait pas le nom français, mais il me dit : « moose ». Là en voyant l'imposant panache de l'orignal, je me suis dit : « Un jour, j'irai à la chasse et j'en aurai un, un panache. »

En effet, j'ai été à la chasse à l'orignal et en 1986, j'ai tué un orignal, le plus gros que je n'ai jamais vu. Son panache décore le foyer de ma cheminée, en haut de chez moi, et j'en suis très fier.

La chasse dans le nord de mon pays, ce n'est pas pour de l'aussi gros bétail que ça… il y a un genre de mouflons qui sont protégés et, aujourd'hui, il commence à y avoir des sangliers. Pas mal. Il y avait bien des outardes, des oiseaux sauvages, mais le peu d'animaux qui habitaient les petits bois ont disparu avant la guerre, car l'armée se cachait là ; ç'a été tout détruit.

Quand je suis arrivé ici, mon frère m'a dit :

– Ici, on parle français.

– Comment ? On parle français ! En Amérique du Nord, on parle français ?... C'est I'anglais que j'entends surtout !

– Oui on parle anglais, mais c'est le français qui se parle ici !!!

Moi, je croyais que le français, c'était en France… ou bien en Afrique, en Algérie, dans les colonies françaises. J'étais au courant de ça, mais du français en Amérique du Nord !!

Quand nous habitions tous les Italiens ensemble sur la rue Horne, il y avait une dame Louise Larivière-Robillard. Elle faisait le ménage de notre maison. C'est avec eux que j'ai commencé à apprendre quelques mots d'anglais. Elle me disait « Domenico, tu ferais mieux d'apprendre l'anglais, car c'est cette langue-là qui se parle surtout ». J'apprenais quelques petits mots et, au printemps d'ensuite, je suis entré à la mine avec le peu d'anglais que j'avais appris avec Louise ; j'ai été engagé pour travailler à la surface et je recevais 1,13 $ I'heure.

Pendant ce temps, je m'informais comment ça payait en dessous de la terre ; c'était 1,25 $, soit douze cents l'heure de plus, et on avait une chance de faire du bonus par surtemps. Alors avec mon petit peu d'anglais j'ai demandé qui il fallait voir pour aller travailler en dessous de la terre. On m'a désigné quelqu'un et j'ai été lui demander : « J'aimerais cela travailler en dessous de la terre. »

– Ouais… Pourquoi ?

– Ça paie plus en dessous, et je veux travailler.

Le boss me regarda… je pesais 130 livres. Il ne me dit pas un mot. Je terminais ma semaine et finissais presque l'autre quand, le vendredi midi, le contremaître de la cour me dit : « You speak english?

– Little bit.

Dans ce temps-là les mineurs devaient fournir eux-mêmes leurs vêtements spéciaux. Le contremaître continua :

– Tu commences lundi matin en dessous de la terre ; là il faut que tu t'achètes un casque, une ceinture et des bottes de caoutchouc.

La lampe pour mettre sur le casque afin de se diriger sous la terre était fournie par la mine. Quant au chapeau dur, je n'en avais pas eu besoin dans la cour ; ce n'était pas demandé. J'avais ma petite calotte du chemin de fer.

Le cordonnier de Jos De Rosa, rue Principale, vendait des chapeaux de mineur de seconde main… ça coûtait moins cher. Pour les bottes, j'avais déjà été chez Sam Buckovetsky et j'avais acheté la ceinture en même temps. J'étais prêt.

En premier, nous étions dix ou douze pour aller dans un chantier-école où l'on nous a initiés aux travaux que nous aurions à faire. Cela a duré de trois semaines à un mois, où nous descendions de 8 à 9 milles pieds. Les paliers pouvaient être de 125 à 150 pieds entre eux, mais rendus sous la terre, que ces soit 200 ou 900 pieds, il ne semblait pas y avoir de différence.

Quand on a jugé que nous étions en mesure de travailler, on nous a dispersés un peu partout dans les galeries ; j'ai été chanceux d'une certaine façon, puisqu'on m'a envoyé au niveau 23, soit de 2 500 à 3 000 pieds de profondeur, avec un Polonais : Carlo Sadosky. Au temps de la guerre, il avait été déporté en Allemagne ; il était jeune à ce moment-là. Il m'a appris à parler l'anglais, qu'il parlait très bien, et il m'a appris à miner. II a eu une patience… Tout en travaillant, je gagnais 1,25 $ comme aide alors que lui, comme mineur, avait 1,35 $ l'heure. En plus, on pouvait faire du bonus qui rapportait 80 à 90 cents de plus l'heure, quasiment Ie double de nos gages, ça ! À la mine, on faisait Ia paie le 10 et le 25 chaque mois.

Ce n'était pas une petite affaire pour descendre sous la terre ; on pouvait aller jusqu'à 8 000 pieds et ce n'était pas un cadeau que de travailler là. II fallait prendre l'ascenseur qui était loin du luxe des grands hôtels ; c'était une cage en charpente, à moitié grillagée et qui fonctionnait avec des câbles enroulés sur un treuil géant. Plus tard, j'obtiendrai l'emploi pour opérer ce treuil. Au début, beaucoup de travailleurs n'en mènent pas large lorsqu'il faut s'embarquer plein la cabine pour descendre cahin-caha dans un conduit obscur avec des arrêts brusques à chaque palier où il faut arrêter pour laisser sortir des mineurs ; sous terre. C'était à peine éclairé et nous nous éclairions surtout avec nos lampes installées sur nos risques. Le matin, on laissait entrer 22 hommes dans la cage et ceux qui n'aimaient pas être tassés pouvaient toujours attendre au prochain départ. Au puits no 4, il y avait même deux cages superposées.

Mineurs de la mine Horne, vers 1950. Bibliothèque et Archives Nationales du Québec, Rouyn-Noranda

Je travaillais dans un chantier d'abatage et, pour moi, je trouvais que ça devenait dangereux du fait que la routine finissait par me rendre imprudent au danger. Cela m'est arrivé plus d'une fois de voir des roches se détacher des murs et me frôler un peu… Je devenais osé. Il y faisait tellement chaud… ça se comprend, l'oxygène était plus rare… Durant notre quart, on enlevait deux ou trois fois les bottes de caoutchouc de nos pieds, tant nous étions en sueur. Les géologues, qui prenaient parfois la température de la roche, disaient qu'elle était de 85 à 87 degrés Celsius. Nous ne portions qu'une petite camisole qui devenait trempe en lavette et, quand venait le temps de remonter à la surface, nous prenions le temps de mettre des vêtements secs, emportant notre linge trempe au vestiaire pour le faire sécher sur des paniers. Le lendemain, nous le trouvions aussi raide qu'un 2'x4'. Il fallait le frotter comme lorsqu'on tanne du cuir pour l'assouplir, et on le mettait dans notre sac à dos pour le descendre à l'ouvrage. En fin de semaine, nous rapportions ces vêtements à la maison pour le lavage… Aujourd'hui, c'est la mine qui s'occupe de faire laver le linge.

Après six mois de travail, je parlais couramment anglais et j'ai dit à mon boss que j'aimerais travailler comme gardien de cage d'ascenseur. À ce moment, il n'y avait pas de place vacante, mais trois mois après, M. Ken me dit : « Si tu es toujours intéressé à travailler dans la cage, tu commences à minuit lundi soir ». Je n'étais pas marié dans le temps.

Je travaillais au puits no 3 et la cage pouvait contenir 22 hommes. Ils arrivaient à huit heures du matin et se dirigeaient dans la cage ; lorsque c'était complet, je tirais une corde qui donnait différents coups de cloche pour avertir l'opérateur du treuil que nous étions prêts à descendre sous terre. Un autre son de cloche lui disait à quel palier je voulais qu'il arrête la cage. Des sons de cloche de sa part signifiaient qu'il avait compris et alors j'entrais à mon tour dans la cage que je verrouillais. Sous la terre, il y avait des galeries tout comme une fourmilière qui formait un genre de ville souterraine ayant différents paliers. Ainsi, le puits no 4 pouvait conduire jusqu'au niveau 65, c'est-à-dire à 2 000 pieds sous terre. Il y avait une cage double où pouvaient entrer 42 travailleurs.

Pour entrer, le matin les hommes ne tenaient pas à être tassés ; ils préféraient attendre le retour de la cage pour un second voyage ; mais le soir, ils avaient tellement hâte de revenir sur terre qu'ils ne s'occupaient plus de s'entasser plein la cage.

À ma toute première paie, j'avais signé mon chèque et je I'avais donné à mon frère en disant : « Tiens, tu m'as fait vivre, paie-toi maintenant ». Mon frère m'a dit :

« Viens avec moi ». Il y avait la banque Toronto-Dominion au coin des rues Principale et Gamble, où se trouve Capitaine Submarine maintenant. Robert Montemurro travaillait là ainsi que Roger Masson qui, par la suite, a fait de l'assurance avec Gaétan Desabrais. Mon frère m'a fait ouvrir un compte en me disant « Jamais d'autres venant d'Italie ne seront aidés autant que je I'ai fait pour toi ». C'était vrai ; il est venu un autre de mes frères et, justement, j'étais marié et je n'ai pas pu l'aider comme j'aurais voulu. Mais j'envoyais de I'argent en ltalie à mes parents.

Je me souviendrai toujours de ma première paie avec bonus… Aie ! 373,00 $ clair ! Pour moi, j'avais une fortune.

Quand j'ai rencontré ma future épouse, Huguette Desrochers, elle avait seize ans et allait encore aux études. On se rencontrait de temps en temps, mais ce n'était rien de sérieux. Pourtant, au printemps 57, c'était devenu plus sérieux et même j'ai dit à mon frère que je voulais la marier. Il était hors de lui ! « Chez nous on se marie entre Italiens ! On ne mélange pas la race ! Si tu la maries, tu ne me verras pas à ton mariage ! » Il avait écrit à mes parents, en Italie, à ce sujet. J'ai encore toutes les lettres que mes parents m'ont écrites : mon père, ma mère, à la maison ; eux non plus n'acceptaient pas du tout. Quand j'ai annoncé que je me mariais le 10 août 1957, mon frère a pris le bateau à New York et il est reparti en Italie. Aussi, à mon mariage, j'étais seul « comme un arbre dans la rue ».

Cependant à l'automne, mon frère est revenu au Canada ; il m'avait téléphoné, mais il n'était pas venu à Rouyn. Il avait été s'engager pour les mines à Sudbury en Ontario. Durant l'hiver '58, il y a eu une mise à pied et alors il est revenu à Rouyn et il est venu chez moi. J'étais bien content et comme nous avions une chambre de libre, il en a profité. Il s'est présenté à la Quemont et il a été engagé. Peu de temps après, il partait avec un cousin pour les États-Unis. Ah ! Mon frère aussi était tombé en amour avec une fille d'ici, mais justement à cause de ses principes, pas question qu'il la marie ! Aux États-Unis, il a épousé la fille d'un petit-cousin.

Tout de même quand Roch, notre premier enfant, est né, mon frère a déclaré : « Le carrosse, c'est moi qui l'achète. » Et ça n'a pas été n'importe quel carrosse ; il coûtait 80 ou 90 dollars chez Reilly. Dans le temps, c'était de l'argent ça, Madame !

Au printemps '58, Huguette, qui avait un terrain voisin de ses parents au lac Bruyère, parlait de la construction d'un chalet. Pour ma part, j'en avais acheté un aussi, mais en Italie, car je comptais bien y retourner… Finalement, c'est mon frère qui l'a racheté. Au même moment, un M. Naud avait une maison à débâtir en arrière de Tim Horton qui donne sur la rue Principale. On me la laissait pour 70,00 $ à condition que je la défasse et la déménage de là. Pour moi, c'était un coup d'argent que je pouvais faire en dehors de mes quarts de travail à la mine. J'avais acheté le terrain voisin de celui de mes beaux-parents, sur la rue Perreault-Est, pour 2 000 $, ce qui était cher dans le temps. Je l'ai payé comptant, de même que les meubles qui coûtaient 1 500 $. C'est dire qu'il ne me restait plus que 100 $ pour le voyage de noces… Nous n'avons pas fait de voyage de noces. Nous n'avions plus assez d'argent pour cela et il n'était pas question d'emprunter pour faire ce voyage de noces. Heureusement, les beaux-parents nous avaient laissé leur chalet, au lac Bruyère. Pendant l'hiver, mon beau-père, Ernest Desrochers, et l'oncle Simon Vaillancourt m'ont aidé à construire un logis au sous-sol, car je ne connaissais rien du tout dans la construction pas même bien enfoncer un clou.

Grand-maman Dubreuil m'avait prêté 300 $ pour commencer, puis un autre 300 $ pour meubler, et je faisais mes paiements à grand-maman. Elle demeurait dans un petit loyer, dans la maison du beau-père. Après la construction de ma maison il restait encore assez de planches de sorte que, durant l'été, j'ai construit un chalet au lac Bruyère. C'est là que nous demeurons en permanence maintenant. Huguette, qui avait laissé son emploi à la naissance du bébé, passait une partie de son temps à redresser de vieux clous, tout en s'occupant de notre fils Roch. Nous ménagions sur tout puisque nous n'avions pas d'argent et tous les bouts de planches étaient bons pour construire le chalet, les vieux châssis, etc., mais nous étions déjà maitres chez nous.

Mineurs de la mine Horne, vers 1950. Bibliothèque et Archives Nationales du Québec, Rouyn-Noranda

En 1960, Marc est né et Huguette, qui avait été suspendue par sa banque, vu son état de femme enceinte, chose qui n'était pas tolérée dans le temps, avait été rappelée à peine quinze jours après la naissance du bébé. Elle a travaillé par la suite deux jours/semaine à la Banque Royale, ce qui a aidé beaucoup le budget. Il y avait des paiements à faire à grand-maman à cause du loyer. Quand j'avais construit ma maison, je n'avais pas tout emprunté à la Centrale d'hypothèque et de logement, ça coûtait beaucoup trop cher ! Là, mon beau-père m'avait prêté 3 000 $. Je faisais des paiements à une place et des paiements à l'autre. Nous finissions par arriver, mais nous n'avions pas d'auto… nous marchions.

En 1962, on achevait nos paiements du chalet quand Huguette glisse et se casse une jambe ! Pour les paiements à faire à la grand-mère et aux beaux-parents, ça pouvait aller, mais j'ai dû engager une aide à la maison à $18 semaine ; c'était vraiment trop ! On n'était plus capables. J'ai été, obligé d'arrêter d'autres paiements. J'avais un crédit chez Thibault, magasin de bois de construction tenu par les frères Donat et Sabin. J'ai été voir Donat et je lui ai conté mes problèmes. Faisant un geste de la main, il me dit : « Va-t'en ! Tu me paieras quand tu seras capable. » Il savait fort bien que si je n'avais pas payé, mon beau-père l'aurait fait, mais je ne voulais absolument pas que ce soit lui qui règle mes propres affaires. « Va-t'en, Domenico, tu reviendras me payer quand tu pourras », me répéta Donat Thibault. Et dans le temps, les magasins ne chargeaient pas d'intérêt.

Huguette a été trois mois dans le plâtre. C'était une vilaine cassure et, lorsqu'on a scié le plâtre de la jambe, on a attaqué un peu la chair aussi ; L'infection s'est mise dans le bobo et ç'a duré six mois… avec la gardienne à la maison ! Ça nous a reculés, vous ne pouvez imaginer. Dans ce temps-là je fumais, alors j'ai commencé à réduire ; je comptais 4 ou 5 cigarettes à emporter à la mine, car si j'avais emporté un paquet, je l'aurais probablement tout fumé. Je refusais même celles qu'on m'offrait. Je fumais parfois juste la moitié de ma cigarette et j'ai fini par m'en sortir : je suis assez homme, j'arrête de fumer ! J'ai fini par arrêter, ça ne fait pas tellement longtemps.

En 1966, il y a eu un très gros incendie sous la terre, à la mine Noranda. J'étais sur l'équipe de secours et on travaillait 12 heures par jour ; les gages avaient monté à 2,07 $ de l'heure, mais seulement lorsqu'on travaillait. À cause du feu, les salaires avaient augmenté du double, soit 4,17 $ l'heure et nous avons travaillé durant trois semaines. On s'est ramassés avec un paquet d'argent ! J'ai encore le talon du chèque. Cela avait permis de payer toutes nos dettes et il restait encore 350 $ de côté, cela à cause de ce gros feu. Alors j'ai commencé à regarder pour acheter une petite voiture. Jusque-là, nous profitions de l'auto des beaux-parents quand ils allaient au chalet, mais nous avions hâte d'être plus indépendants. Ç'a été l'achat d'une Volkswagen ! Que nous avons payé 300 $, et on m'a dit que c'était la première voiture de cette sorte qui était arrivée à Rouyn, propriété de Eder Reinhold. Nous l'avons eu de '62 à '64. Les enfants grandissaient et nous avons acheté une familiale par la suite.

Huguette avait travaillé à la Banque de Commerce puis à la Banque Royale pour deux jours/semaine. En 1966, elle rencontra un jour Gilles Baril qui était assistant-gérant à la Caisse Populaire. Il lui dit : « Pourrais-tu venir nous dépanner ; nous avons une commis de malade et nous avons absolument besoin d'une personne d'expérience pour trois semaines… » Ça ne tentait pas du tout à Huguette de prendre ce travail d'occasion, mais Gilles continua : « On est prêt à te payer… »

– Cinquante dollars par semaine au moins, dit Huguette ou je n'accepte pas.

– C'est bien correct, viens et on va te les payer, promit Gilles.

Elle a donc eu plus cher que les autres, ce qui ne faisait pas l'affaire de tout le monde, mais on en avait besoin et on l'a payée. C'était seulement pour trois semaines… qui ont été longues puisque cela a duré pendant presque 25 ans. Naturellement, elle avait dû prendre des cours à l'université pour se recycler durant les fins de semaine, mais j'étais à la maison les fins de semaine et je voyais au ménage, au lavage, etc. C'est ainsi que nous nous sommes sortis de tous nos petits problèmes d'argent. Cependant, je n'ai jamais, au grand jamais, touché aux salaires de mon épouse pour faire vivre la famille !... Quand même, cela nous a permis d'avoir une voiture et nous faisions une bonne vie sans nous priver de rien et sans gaspiller non plus. Je pense bien avoir fait ma part en élevant mes deux enfants de la même façon. Je leur ai donné une base. Maintenant, c'est à eux de décider pour leur propre famille.

Si c'était à recommencer, je changerais deux choses : mes enfants porteraient le nom de mon épouse pour éviter bien des tracasseries. Mes enfants auraient été à l'école anglaise… qu'on le veuille ou non, ça leur aurait été des plus utile.

Qu'importe, j'ai fait pour le mieux, en général, on a été chanceux malgré les épreuves qu'il a fallu traverser ; on n'est pas à l'abri de quoi que ce soit. Je donne à ma paroisse son dû et ça ne m'appauvrit pas. J'ai marié une Québécoise, j'ai appris sa langue, toutes nos économies sont en fiducie du Québec. Je n'ai pas peur de perdre, à la Caisse Populaire, que le Québec se sépare ou non. Aux deux derniers référendums, Mastromatteo n'a pas déplacé son argent pour le placer à Kirkland Lake. Les gens se plaignent trop souvent le ventre plein.

Je suis rendu à 62 ans et je ne sais pas encore où est le juste milieu. J'aurais pu faire mieux j'aurais pu faire pire. Je prétends que j'ai fait mon possible et je peux marcher la tête haute.

NOTES D'HISTOIRE :

Le 21 août 1953, les travailleurs de la mine Noranda cessent le travail pour revendiquer de meilleures conditions de travail et la reconnaissance de leur syndicat. Ils demandent une augmentation du salaire de base et une diminution de la semaine de travail à 44 heures. Le litige porte également sur la sécurité syndicale, la compagnie refusant d'accorder la retenue à la source des cotisations que le syndicat réclame depuis deux ans. La grève se terminera le 3 février 1954 avec l'acceptation des offres patronales.

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